les premiers pas

L’Institut de la Vie,
ce qu’il est, ce qu’il n’est pas

L’Institut de la Vie est ainsi né d’une méditation pour tenter de situer la vie dans l’histoire de la matière, l’homme dans l’histoire de la vie, la science dans l’histoire des hommes, la biologie parmi les sciences, la responsabilité sociale dans la science, la responsabilité spécifique de la biologie, la responsabilité des hommes envers eux-mêmes et envers leur propre descendance.

Voici quelques-unes des caractéristiques essentielles de cette institution.

  1. L’initiative vient de la science,
  2. Elle vient d’une certaine science, la biologie.

Car nous pensons que dans une stratégie de l’avenir humain, c’est au cœur de la science qu’il faut tenter de trouver une réponse aux problèmes que pose la science.

La biologie pourrait s’assigner cette mission spécifique car elle n’est pas une science comme les autres à cause de son objet d’étude : l’étude de la vie est inspiratrice de valeurs.

L’Institut de la Vie :

Organisme international qui, à l’appel de biologistes de tous les continents, a déjà groupé des hommes de science et des hommes d’action, des hommes de toutes les disciplines de pensée et de tous les types d’activité, et des représentants des grandes organisations nationales et internationales.

Ces hommes libérés de toute arrière-pensée politique ou philosophique, de tout préjugé d’origine, de couleur ou de nationalité, veulent analyser la situation dans laquelle la science place l’humanité et prendre la mesure de leurs responsabilités envers l’ensemble des êtres vivants dont ils sont solidaires ou dépendants et envers le destin de leur propre espèce dont ils sont comptables.

Haut lieu dont l’objet est de permettre à la science de servir le progrès humain sous le signe « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », des corps et du monde, de rendre possible aux savants l’exercice de leurs responsabilités sociales, d’ouvrir le dialogue de la science et des hommes, d’examiner tous les aspects de notre condition, de préparer les réponses aux grandes options biologiques et éthiques devant lesquelles l’humanité se trouve placée, et de sensibiliser les hommes aux valeurs de la vie. Institution symbole, acte de foi raisonné, optimiste, déterminé et pur de but, tel est l’Institut de la Vie.

Émission de radio : Fernand Lot interview F. de Clermont Tonnerre, M. Marois, J. Rostand, J. Rueff. 3 février 1962.

Esquisse d’un manifeste (10 mars 1962)

Principes

La science n’apporte pas seulement à l’homme bien-être et protection ; par les transformations qu’il imprime à la condition humaine et les pouvoirs immenses qu’il nous donne, le progrès est aussi générateur de dangers et de risques pour la vie.
Tandis que la science perd sa simplicité et son innocence, la confiance fait place au doute et à l’inquiétude. L’homme se sent dépassé par les moyens d’action qu’il a créés et dont il n’est pas sûr de conserver le contrôle.
Dans cette crise, le savant éprouve une responsabilité particulière et surtout le biologiste, qui connaît le prix de la vie et sa fragilité. Pourtant les découvertes ne sauraient être mauvaises en elles-mêmes, mais dans leur usage possible pour d’autres que ceux qui les ont faites.
Il importe donc d’ouvrir le dialogue des savants avec les hommes, pour définir les menaces à la vie et les conditions de son développement, fixer l’orientation des recherches et l’utilisation de leurs résultats, discerner, dans la mutation où nous sommes impliqués, ce qui peut et doit être sauvegardé.

Création de l’Institut de la Vie

A l’appel des biologistes, quelques hommes venus d’horizons différents ont fondé en juillet 1961 l’ INSTITUT DE LA VIE, ayant pour objet « l’étude des problèmes que pose à l’homme la conservation et le développement de la vie, ainsi que la mise en œuvre de moyens qui peuvent contribuer à résoudre ces problèmes. »
Le but de l’ INSTITUT DE LA VIE est de réunir des hommes de spécialités et de milieux divers pour mettre en commun leurs préoccupations, confronter leurs expériences et prendre une vue de l’avenir, qui dépasse le « court terme » auquel le rythme des affaires les condamne.
Comme son objet est universel, l’ INSTITUT DE LA VIE veut être une organisation mondiale, rassemblant des hommes de tous pays, unis sans distinction de races, d’opinions ou de croyances, pour la défense de la vie, et son développement.
Une Association internationale est en voie de formation, qui groupera les Comités nationaux de l’ INSTITUT DE LA VIE. Le concours apporté par plusieurs personnalités étrangères aux premiers travaux de l’Institut ; l’accueil qu’il a reçu dans de nombreux pays ; le soutien que lui donne la Fédération Mondiale des Anciens Combattants, vont déjà dans ce sens.

Programmes

Les problèmes abordés par l’ INSTITUT DE LA VIE se rattachent aux dangers que le progrès de la science et l’évolution de la société font courir à l’homme.
Un premier groupe de questions a trait aux menaces que l’évolution sociale fait peser sur la vie. Celles-ci sont humaines (accroissement du nombre), technologiques (progrès de l’équipement et de l’industrialisation), sociologiques (rupture des cadres traditionnels).
Un second groupe de questions a trait aux menaces que le progrès scientifique fait peser sur la vie. Elles se distinguent des précédentes surtout en ce que l’évolution est subie, tandis que le progrès est recherché : il s’agit donc ici de sciences dont l’objet – et non pas seulement l’effet – est d’agir sur la vie.
Cette action ne se borne plus à remédier à des désordres de la nature. Elle vise à en changer le cours ne limitant les naissances ou en les provoquant artificiellement ; en transformant les caractères de l’individu par des moyens physiques ou chimiques : en provoquant des mutations qui entraînent une transformation des caractères de l’espèce. L’analyse de ces questions doit se présenter comme un bilan mettant en regard le progrès des moyens de protection de l’homme et le progrès des moyens d’action qui peuvent mettre son avenir en danger.
Leur solution dépasse l’étude de la vie physique : elle suppose des choix – entre différentes vies ou qualités de vies, entre le risque et le progrès, l’individu et l’espèce – et par conséquent des jugements de valeur dont la science, sans conscience, ne suffit pas à fournir les bases.

 


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Idées du premier colloque de l’Institut de la Vie – 1962

Le présent travail a pour objet de regrouper systématiquement, en vue de leur application pratique, les idées émises par les participants au premier colloque organisé par l’Institut de la Vie (8 septembre 1960). Il a été voulu scrupuleusement objectif, c’est-à-dire qu’il rapporte, sans en omettre aucune, les opinions qui ont été émises et qu’il ne rapporte que celles-ci. L’opinion propre du rédacteur est exposée dans un travail à part.

Les opinions sont groupées sous quatre chefs :

  1. Faits de base et idées générales.
  2. Principes généraux d’action.
  3. L’Institut de la Vie : objet, composition, originalité.
  4. L’Institut de la Vie : modalités d’action.

Une opinion est identifiée par :
1° / – deux lettres du nom de son auteur :
AB : AUBE
BL : BELANGER
BT : BENNET
CT : CLERMONT-TONNERRE
FU : FUJII
HK : HERCIK
MR : MAROIS
M. MR : Madame MAROIS
MO : MOREL
RB : ROBERTIS
RD : ROSTAND
RU : RUFFILI
VR : VERNE.

2° / le chiffre romain I = premier colloque.

3° / le numéro de la page : Exemple : RD, I, 5 = ROSTAND, premier colloque, page 5.

I) – Faits de base et idées générales.

  1. – La « Vie » est jeune et fragile.
  1. – Par Vie, il faut entendre la matière vivante (MR, I, A), le protoplasme, le gène (RD, I, 6) et l’esprit (VR, I, 7).
  1. – La Vie est menacée (MR, I, A) par des dangers qui ne sont ni d’origine cosmique, ni d’origine naturelle, mais d’origine humaine (BL, I, 23).
  1. – Les dangers d’origine humaine ne sont pas seulement d’origine gouvernementale, d’origine nationale (BL, I, 23).
  1. – La détérioration génétique (RD, I, 3), la prolifération des mauvais gènes (RD, I, 3) ont, pour causes essentielle les plus récentes conquêtes de la Science (MR, I, A), la désintégration atomique et la civilisation.
  1. – La Vie est menacée par le déséquilibre entre l’essor de la physique et de la chimie d’une part et l’essor de la biologie de l’autre (MR, I, 1).
  1. – La biologie, elle-même, peut aussi écourter la Vie ou la rendre terrible (BT, I, 12). Un biologiste ne sait pas très bien où il va ; il lui est très difficile d’être sûr qu’il ne travaille pas contre l’homme (RD, I, 31).
  1. – La physique a fait entrer l’humanité dans l’ère atomique (CT, I, 28), dont l’explosion atomique n’est qu’un cas particulier (CT, I, 24-28). Nous avons acquis un pouvoir nouveau, celui d’anéantir notre civilisation (CT, I, 22), sinon d’abolir les formes supérieures de la Vie (MR, I, A). Pour la première fois, nous ne subissons plus, nous sommes responsables (CT, I, 22). Aujourd’hui, l’homme a, entre ses mains, le destin de son futur (CT, I, 22). Toutefois, il ne saurait être question de refuser l’ère atomique. Il est question de constater que l’humanité a fait un pas en avant (CT, I, 22). Il faut prendre l’ère atomique dans son ensemble et ne considérer l’accident politique que comme un écart ou, à la rigueur, un cas limite (CT, I, 24).
  1. – La détérioration génétique est certes aggravée par la désintégration atomique, mais elle existe déjà dans l’espèce humaine du fait de la civilisation, de la médecine et de l’hygiène qui favorisent la prolifération des mauvais gènes (RD, I, 3).
  1. – En outre, les thérapeutiques excessives, les produits toxiques, les stupéfiants constituent d’autres atteintes à la Vie (RD, I, 6).
  1. – La surpopulation du globe constitue aussi une menace dramatique pour la Vie (RD, I, 5).
  1. – La « Vie en soi » ne correspond pas à grand’chose si elle n’est pas une « Vie heureuse » (M. MR, I, 31).


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II) – Principes généraux d’action.

  1. – Les vivants sont dépositaires de cette immense chaîne d’êtres, de cette mission qu’est la Vie (CT, I, 22). Plus particulièrement, la Biologie, science de la Vie, doit assurer la défense et la protection de la matière vivante (MR, I, A).
  1. – Avec le concours de toutes les autres disciplines (MR, I A).
  1. – Avec le concours de tous les hommes (MR, I, A).
  1. – La Biologie doit méditer sur elle-même sous le signe : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (MR, I, A).
  1. – Le Biologiste doit :
    1. ne jamais faire quoi que ce soit qui puisse porter atteinte à la Vie (VR, I, 25) ;
    2. ne jamais travailler comme individu contre l’homme (BL, I, 24) ;
    3. ne pas s’associer à une action directement agressive, directement offensive (RD, I, 31).
  1. – Le Biologiste doit adapter la matière vivante (MR, I, A) à ces forces que nous sommes en train de créer et qui vont agir sur notre évolution (CT, I, 22). Il doit, en utilisant les connaissances de l’évolution qui nous a amenés à l’état pensant (CT, I, 22), définir une politique de protoplasme, une politique de gènes (RD, I, 6).
  1. – Le Biologiste doit définir une nouvelle échelle humaine (MR, I, A).
  1. – Le Biologiste doit veiller lui-même au bon usage de ses découvertes (MR, I, A). Ce faisant, il se place délibérément sur des terrains dangereux, politiques, nationaux ou autres (BL, I, 14), car la séparation entre la politique et la biologie est artificielle (RU, I, 17). Construire l’humanité de demain, c’est toujours faire de la politique et de la biologie tout ensemble (RU, I, 17).
  1. – Le Biologiste doit prendre position sur les menaces les plus dramatiques qui pèsent sur la Vie : menaces atomiques, détérioration génétique, surpopulation (RD, I, 5).
  1. – Le Biologiste doit faire connaître cette position au public (RD, I, 5).
  1. – Le Biologiste doit convaincre ses coéquipiers, les scientifiques des autres disciplines, de ne pas faire ce que lui-même s’interdit de faire (BL, I, 24).
  1. – Le Biologiste doit éduquer la conscience universelle (MR, I, A).
  1. – Le Biologiste doit convaincre tous les humains d’avoir le respect de la Vie, afin qu’ils n’entreprennent rien qui puisse nuire à l’homme (VR, I, 25).
  1. – Le Biologiste doit agir sur les responsables (BL, I, 23).
  1. – Le Biologiste doit répondre aux questions que pose le public (RD, I, 4).
  1. – Le Biologiste doit instruire (RD, I, 14).


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III) – L’Institut de la Vie : objet, composition, originalité.

  1. – La défense de la vie sera assumée par une institution spécialement créée à cet effet et ayant valeur de symbole (MR, I, 9).
  1. – L’Institut de la Vie sera mondial, car il intéresse l’humanité dans son ensemble.
  1. – Il groupera les meilleurs fils de l’humanité : d’une part les plus grands biologistes et hommes de science et d’autre part les hommes les plus éminents du monde, les hommes du plus haut niveau de conscience (MR, I, A, 9).
  1. – Il tendrait à reconstituer la communauté internationale des savants (BT, I, 29).
  1. – Il aura une compétence multidisciplinaire et présentera un éventail des compétences scientifiques ayant un intérêt commun avec la Biologie dans la défense de la Vie (HK, I, 8 ; RB, I, 16 ; FU, I, 18).
  1. – Cette collectivité de spécialistes aurait une autorité suffisante pour prendre des responsabilités dans les questions scientifiques (RD, I, 5 ; HK, I, 7).
  1. – Comment recruter cet aréopage, ce sommet tout à fait élevé ? Il faudra être très prudent dans le choix, dans les sélections (BT, I, 29).
  1. – L’objectif sera de permettre un échange entre les hommes du plus haut niveau et la masse qui a besoin d’être protégée (MR, I, 9).
  1. – L’institut de la Vie ne serait donc ni un institut de recherches biologiques (RD, I, 3), ni même une institution exclusivement scientifique (RD, I, 4).
  1. – Il ne cherche donc pas à doubler les organisations spécialisées dans des activités ayant des rapports plus ou moins directs avec la défense ou l’amélioration de la Vie, telles que les Instituts ROCKFELLER et FORD (AB, RD, I, 9).
  1. – Il ne cherche pas à intégrer ou absorber tous les mouvements s’intéressant à la défense de la Vie (RD, I, 6), mais il établira des relations avec eux. A cet effet, il est nécessaire de faire l’inventaire des mouvements alliés qui existent déjà (HK, I, 25).


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IV) – Institut de la Vie. Modalités d’action.

  1. – Méthode de choc ? Avant même d’étudier l’étendue d’un programme et des responsabilités (MO, I, 10), violenter l’opinion publique, frapper des coups de marteau, créer un effet de choc par le moyen d’une idée simple (MO, I, 12), l’idée-force de la défense de la Vie (RD, I, 12). Une fois que vous tenez l’intérêt de l’opinion publique, vous avez la possibilité de tout faire (MO, I, 12).
  1. – Cela ne va pas aider beaucoup les gens de leur dire davantage ce qui les menace et surtout de le dire aux masses (BL, I, 13).
  1. – Il faut éviter de donner trop d’espoirs (RD, I, 12).
  1. – Méthode progressive ? Première phase : commence par des buts assez modestes (RD, I, 12), acquérir la confiance des intéressés en apportant des solutions efficaces à leurs problèmes pratiques (MO, I, 11). Par exemple, créer un bureau d’informations et de renseignements qui répondrait à toutes les questions posées par le public sur la défense et la protection de la Vie et sur la génétique (RD, I, 3).
  1. – Deuxième phase : acquérir l’audience des grands organismes internationaux (MO, I, 2), tels que l’UNESCO et l’ONU (HK, I, 26).
  1. – Troisième phase : se consacrer aux idées générales (MO, I, 2).
  1. – Éviter que le mouvement soit débordé et devienne trop large (RD, I, 7).
  1. – Par qui agir ? Par les conseillers très intimes de l’humanité, les médecins (BL, I, 13), les professeurs, les instituteurs (RD, I, 14), par la voie de la jeunesse (RU, I, 17), par les organisations féminines (HK, I, 30).

 


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VISITE A ANDRÉ MALRAUX

Le 9 janvier 1968 à 16 heures 30

C’est un événement important pour l’Institut de la Vie et pour moi-même que d’être reçu en audience par André MALRAUX. Je vais tenter d’être devant vous le témoin de la vie et le témoin de la science, de vous présenter une pensée géante et une conspiration des amants de la vie : l’Institut de la Vie. Je solliciterai votre conseil pour qu’une certaine idée que nous nous faisons de la France puisse continuer d’être présente au sein de notre institution.
Parce que je suis un homme de science, je sais que le destin des hommes se joue aussi dans les laboratoires. Parce que je suis un biologiste, je sais que la vie est précieuse, qu’elle est fragile et qu’elle est menacée. Le biologiste a rendez-vous chaque jour dans son laboratoire avec le mystère de la vie. Il en connaît l’histoire héroïque, fabuleuse. Il sait à quel avenir elle est encore appelée et il sait aussi quelle menace pèse sur elle. La vie n’a pas été improvisée. Elle est le résultat de l’effort de 25 millions de siècles. La vie a une histoire et l’évolution nous montre la lente montée de la vie vers les formes supérieures d’organisation. Dans chaque cellule, le biologiste entend le bourdon des millénaires. La vie dépense sans compter pour survivre : une seule émission de liquide séminal contient 300 millions de spermatozoïdes (la population de l’Europe de l’Ouest) ; 10 émissions et c’est la population du globe. Quatre cent mille ovules sont contenus dans l’ovaire d’une petite fille à la naissance dont 400 seulement sont émis au cours des 30 ans de la vie génitale de la femme. Ainsi, des milliards de spermatozoïdes, des centaines de milliers d’ovules sont-ils dispensés pour que d’un seul couple aient quelque chance de naître deux ou trois enfants. Enfin, elle est appelée à un grand avenir. La terre serait habitable pour l’homme pendant encore six milliards d’années. C’est dire que l’homme a parcouru la 10.000ème partie de son chemin depuis l’apparition du premier homme. Grand avenir de la vie certes, mais avec ou sans l’homme ? Au sommet de l’évolution, l’homme détient le moyen d’en finir avec sa propre aventure. L’instrument nouveau de son destin, c’est la science. La science donne à l’homme un pouvoir sans mesure dont aucune sagesse nouvelle ne vient régler l’usage. La science, par ses découvertes incessantes, nourrit l’éternelle méditation de l’homme sur sa petitesse et sur sa grandeur. Elle lui a donné la maîtrise du monde inanimé et du monde vivant. Elle renouvelle ses conceptions de lui-même et du cosmos. Vainqueur de tous ses ennemis, l’homme, le dernier-né de la vie, s’affronte désormais à lui-même. Maintenir, transmettre la vie, telle est l’humble leçon du virus, de la bactérie, du ver de terre et du roseau. Cette sagesse élémentaire des formes primitives de la vie, l’homme, forme supérieure, va-t-il la méconnaître ? Va-t-il utiliser cette suprême acquisition de la vie, la liberté, pour la retourner contre la vie ?
Et voici que se livre la revendication de la vie qui veut vivre.
La vie a une politique : persévérer, s’exprimer.
Persévérer : certaines espèces sont les obscurs témoins des premiers âges. Elles ont traversé des millions de siècles en se reproduisant identiques à elles-mêmes. Vers quel rendez-vous ? Et voici que l’homme peut se dresser contre cette marche éternelle dont parle BATAILLON.
S’exprimer : ici, l’instrument est l’acide nucléique, qui utilise un alphabet de vingt lettres et un code de quatre chiffres. Imaginez les poèmes que la nature peut écrire avec de tels moyens ! Avec cet alphabet, la vie compose, défait et recompose à l’infini ce monde de formes d’une inépuisable richesse. La vie connaît un drame : la pénurie et la fragilité. La pénurie : une seule bactérie à qui l’on donnerait tous les moyens de se multiplier sans frein synthétiserait en 8 jours une masse de matière vivante supérieure à la masse de la terre. Or, il est bien vrai qu’une bactérie ne fabrique pas une terre tous les 8 jours.
La fragilité : 600 rœntgens suffisent à détruire un homme. Or, 600 rœntgens représentent en énergie 60.00 ergs, c’est-à-dire la millième partie de l’énergie que notre organisme consomme en une seconde. Six cents rœntgens pour tuer un homme, des centaines de milliers de rœntgens pour détruire une cellule isolée, des millions de rœntgens pour détruire les constituants d’une cellule, en cas de cataclysme atomique toute vie ne disparaîtrait pas de la terre, mais toute forme supérieure radiosensible. Après l’épreuve, la vie serait appelée à un nouvel avenir, vers une nouvelle évolution, dans de nouvelles conditions de milieu. Mais l’effort de millions de siècles serait perdu.
Je crois que la vie si vieille, si opiniâtre, est jeune. Nous sommes un moment de son histoire. Une mission millénaire nous est confiée : la perpétuer. C’est ce que veut tenter l’Institut de la Vie. Sa démarche est double : sur le plan de la connaissance et sur celui de la fraternité. La connaissance : au-delà des apparences de la profusion et de la richesse des formes, nous voulons saisir l’insaisissable, c’est-à-dire les lois profondes qui sous-tendent cette profusion et qui peuvent apparaître comme un reflet de la pensée de Dieu. Ce fut l’objet de notre grande conférence internationale de Physique théorique et de Biologie où quatre-vingts des plus grands savants de la terre, appartenant à 14 nations, se sont posé la question éternelle : « qu’est-ce que la vie ? ». Cette conférence s’est tenue à Versailles, du 26 au 30 juin 1967. Elle fut un grand succès pour la science, pour l’Institut de la Vie et pour la France puisque nous avons reçu mission de réaliser la même conférence à Versailles dans deux ans. Aujourd’hui, l’Institut de la Vie connaît un essor universel. Et notre problème est de maintenir la présence de la France.

André MALRAUX : L’idée me séduit. Je comprends votre grand dessein – avec un e –. Votre succès ne m’étonne pas, car votre œuvre répond à un besoin des hommes. J’avais rencontré une inquiétude et ce succès est d’abord dû à la réponse que vous avez apportée à l’inquiétude. C’est le succès de l’inquiétude. Toutes proportions gardées, je le comparerais au succès des Maisons de la Culture qui, elles aussi, répondaient à une attente. Songez qu’à Bourges – Bourges ! –, il y a plus d’abonnés à la Maison de la Culture que n’en compte la Comédie Française ! Avez-vous publié les compte-rendus de votre Conférence de Physique théorique et de Biologie ?
Que peut faire le gouvernement pour vous ? Il serait naturel que le Ministre de la Santé Publique fût saisi des grands problèmes de l’Institut de la Vie. Mais étant donnée la dimension de l’entreprise, seul le Chef de l’Etat eu niveau suprême pourra en intégrer tous les aspects. Il est donc urgent que le Général soit officiellement informé des promesses en clause dans l’Institut de la Vie. Le Ministère de la Culture peut éventuellement vous aider. Sous quelle forme ?

Maurice MAROIS : Une Maison. Pouvez-vous offrir à l’Institut de la Vie une Maison de la Vie, digne de la France ? Il y a deux conceptions : soit une maison orientée vers l’avenir, soit une maison riche de passé. Je préférerais la seconde formule. Car le drame du monde tient dans le fait que l’homme est plus riche de projets que de souvenirs. Et il pourrait paraître dangereux que l’humanité se présente à son nouveau destin comme un voyageur sans bagage, les mains nues.

André MALRAUX : Je pense à Versailles et au Palais de Chaillot. Bien sûr, on pourrait imaginer un Château du Marais. Mais il faudrait un milliard de réparations et vous ne les avez pas. Si vous les aviez, vous ne viendrez pas me rendre visite. A Versailles, je pense aux Petites Ecuries, ainsi nommées parce qu’elles étaient les grandes, et qui, malgré leur nom, sont des palais. Vous avez besoin d’un lieu symbolique et non pas d’immenses bâtisses. L’essentiel, c’est que le cadre soit digne. Versailles est aussi digne que le Palais où je vous reçois. Vous y trouverez par surcroît l’eau, le gaz et le téléphone. Je pense aussi au Palais de Chaillot qui, dans un autre style, a ses prestiges et ses mérites. Des locaux vont s’y libérer puisque, justement, nous allons transférer quelques bureaux à Versailles.

Maurice MAROIS : Je vous signale, Monsieur le Ministre, que deux autres ministres d’État ont été informés des développements de l’Institut de la Vie : M. Edmond MICHELET qui m’a accordé une audience, et M. Maurice SCHUMANN qui a présidé notre dernier congrès.

André MALRAUX : M. Edmond MICHELET s’occupe de la fonction publique. Il ne peut donc pas vous aider. Il a joué son rôle puisque c’est lui qui m’a transmis votre demande d’audience. Il pourra seulement vous offrir un déjeuner. Quant à Maurice SCHUMANN, son rôle pourrait être important. Non pas qu’il vous soutienne beaucoup. Mais il pourrait être hostile, ce qu’il faut éviter.

Maurice MAROIS : Étant donné cet état d’esprit, il faut alors que je l’informe que je vous ai rendu visite.

André MALRAUX : Simplifions. Je lui dirai demain au Conseil des Ministres que vous m’avez chargé de lui dire que vous m’avez rendu visite.

Maurice MAROIS : Notre objet suprême est de créer une sorte de Collège de France à l’échelle du monde, voué à la vie comme le Collège de France est voué à la connaissance.

André MALRAUX : Le danger, c’est que vous tomberez dans la mouvance du Ministère de l’Education Nationale, ce qui serait la pire des catastrophes car vous risqueriez d’y trouver l’hostilité ouverte de l’Université.

Maurice MAROIS : Il ne saurait en être question puisque nous avons une vocation universelle et que nous ne pouvons pas être rattachés à un ministère français.
Je peux vous dire, Monsieur le Ministre, à quel point nos analyses se rencontrent. Dès le premier jour j’avais souhaité saisir l’Élysée de notre grand projet, il y a plus de 8 ans. J’ai été reçu par Monsieur LELONG qui s’occupait alors à l’Élysée des problèmes de la science. Monsieur LELONG m’a dit : « Mon cher Collègue, vous êtes Professeur à la Faculté de Médecine. Je suis Professeur à la Sorbonne. Que va penser l’Université ? » Le contact n’a pu être rétabli avec l’Élysée qu’au moment de notre essor universel, lorsque des problèmes de politique internationale se sont posés à nous. Dès lors, j’ai été accueilli avec une très grande compréhension et une grande bienveillance par Monsieur de SAINT-LEGIER qui a guidé nos pas hors de France.

André MALRAUX : Ça ne m’étonne point. Monsieur de SAINT-LEGIER est totalement indifférent à l’Université. Bien sûr, il ne faut pas qu’il se sente éliminé du circuit. Vous allez être reçu sur ma demande par le Secrétaire Général de l’Élysée. La formule que vous aviez adoptée – et vous n’en aviez pas d’autre jusqu’ici -, c’était l’approche de l’Élysée de bas en haut. La formule nouvelle devra être : la réponse de l’Élysée de haut en bas. J’en parlerai dès demain au Général de Gaulle. Le Général de Gaulle recevra ainsi, après la visite que vous aurez rendue à la demande du Général de Gaulle au Secrétaire Général de l’Élysée, une note du Secrétaire Général.

Maurice MAROIS : Voici le texte de ma déclaration à la conférence de presse qui a marqué la fondation du comité belge de l’Institut de la Vie.

André MALRAUX : Je lirai cette note pour ma gouverne, mais je ne la transmettrai pas au Général car sinon cette note apparaîtra comme un document parmi des milliers d’autres. Lorsque vous serez reçu par le Secrétaire Général, vous ne serez pas accueilli comme un inconnu qui sollicite. Le Secrétaire Général se sentira en service commandé, investi d’une mission. Il devra rédiger l’une des 5 notes que le Général reçoit chaque jour et dont il prendra attentivement connaissance chaque soir avant 10 heures.

Maurice MAROIS : L’autre grand problème est celui d’une certaine idée que nous nous faisons de la France, au sein de l’Institut de la Vie. Jusqu’ici, nous avons refusé d’approcher les États-Unis que nous redoutons, car la civilisation américaine nous apparaît comme une anti-métaphysique. Mais à la suite du succès de notre conférence internationale, nous n’avons pas pu éviter la dissémination explosive de l’Institut de la Vie dans le monde, et nous rencontrons désormais les États-Unis sur notre chemin. Les propositions américaines sont, comme il fallait s’y attendre, somptueuses. Mais le problème est de rester nous-mêmes. Peut-être le Général de Gaulle pourrait-il nous aider à garder notre visage.
Faut-il provoquer la révolte des gueux ? Car nous pourrions nous appuyer sur le Tiers-Monde et engager le procès de l’Occident au nom de certaines valeurs de vie que la civilisation technologique a méconnues. Mais je préfère que l’Occident tente de répondre au problème qu’il a lui-même posé. En Occident qui mieux que l’Europe, et en Europe qui mieux que la France est plus apte à apporter une réponse puisque la France est elle-même lorsqu’elle rejoint l’universel ?

André MALRAUX : C’est mon avis. Le Tiers-Monde ne vous apportera que ses contradictions. Sa vision du monde n’est pas unifiée.

Maurice MAROIS : La solution me semble être de créer une organisation internationale complémentaire de l’O.N.U., de la F.A.O., de l’ UNESCO et de l’ O.M.S. Ces dernières sont des organisations d’action. La nôtre devrait être une organisation de réflexion. Il s’agit d’aller plus loin que l’histoire, de la gagner de vitesse et d’établir une structure d’accueil où les valeurs éprouvées comme permanentes et universelles survivraient au monde périmé qui les a produites. Cette structure qui serait en propre l’Institut de la Vie intégrerait toutes les richesses et sagesses du passé, scruterait toutes les potentialités de l’avenir et les confronterait avec les exigences et les aspirations permanentes de l’homme indivis, temporel et intemporel. Dans ce haut lieu, l’humanité entreprendrait un sorte de méditation sur elle-même, sur son passé, son présent et son avenir. Structure inter-gouvernementale plus la liberté : l’Union Internationale des Avocats est disposée à inventer un droit nouveau où la liberté serait sauvegardée. Un appel pourrait être lancé par des pays non engagés : le Président de la Suisse, le Chancelier d’Autriche, le Premier Ministre du Canada, le Président du Sénégal, le Premier Ministre de l’Inde, au moment de la réunion de la prochaine assemblée générale de l’O.N.U. Pensez-vous que le Général de Gaulle accepterait l’idée que nous puissions nous appuyer sur l’O.N.U. (j’ai rendu visite à Monsieur Philippe de SEYNES, Secrétaire Général adjoint de l’O.N.U.) pour échapper au tête-à-tête avec les Etats-Unis ?

André MALRAUX : Certainement. Pour le Général, il importe et il suffit que la France soit présente. Dans les grandes initiatives de caractère international, c’est désormais l’attitude de l’Elysée et du Gouvernement. Mais si l’appel est lancé de Versailles, il est important que la France vous salue : c’est-à-dire avec, par exemple, les projecteurs de la Télévision, plutôt que de lancer votre appel dans l’anonymat.
Je ne sais pas quelle sera la réaction du Général de Gaulle. Il entrera certainement dans votre dessein. Il ne lui sera même pas nécessaire que vous ayez déjà réalisé une œuvre, dans la perspective d’unité où vous vous placez, car il saisira d’emblée qu’une telle institution se juge par sa nécessité, sa longue visée, dans l’amplitude de son ambition et non dans l’œuvre déjà accomplie. Deux hypothèses : il peut dire au Secrétaire Général de l’Élysée : « il faut aider à fond l’Institut de la Vie et faites pour le mieux, à vous de trouver les moyens » ; dans ce cas vous pouvez être assuré d’obtenir un soutien très important. Mais il peut encore dire : « le projet n’est pas tout à fait mûr. Suivez simplement le développement de l’affaire. » Alors, évidemment, le résultat sera bien moins favorable.

Maurice MAROIS : Un autre problème sera l’organisation d’une Conférence Internationale sur la condition humaine. Je souhaiterai vous entretenir de ce projet, mais dans un second temps.

André MALRAUX : C’est en effet un projet important. Mais il faut parer au plus pressé : l’Élysée et une demeure.

 


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