les premiers pas

LA MATURATION

Bilan d’étape, onze ans plus tard.
François de Clermont-Tonnerre

Paris, le 11 février 1971

marois78Très cher Ami,

Partie comme une simple lettre, cette missive a pris des proportions inusitées.
Cependant, après avoir mis plus de huit jours à la taper et donc à la repenser, je crois devoir vous l’envoyer telle quelle.
Il y manque un dernier aspect : celui des Relations Publiques. Et je crois que nous ne pouvons plus le négliger. Les nombreuses réactions que j’enregistre, dans tous les milieux sociaux, convergent sur cette question :
« Comment se fait-il que vous soyez connus et reconnus dans le monde entier, hors de France, et ignorés dans votre hexagone ? »
L’aseptisation politique que nous avons consciemment pratiquée n’explique pas tout. Pour les Médias qui orientent les options et les sélections, à tous les niveaux du monde dans lequel nous vivons, nous avons cité « azoïques » – ce qui est un comble !
Il faudra, ensemble, beaucoup réfléchir là-dessus ! et vite. En tout cas,

« Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’ Idumée »

( « Don du poème », Mallarmé)

Très affectueusement,

François de Clermont-Tonnerre

 

Bertangles, 31 janvier 1971

Très cher ami,

château de BertanglesJe profite de devoir être plus à Bertangles, ces semaines pré-électorales, pour réfléchir sur l’Institut de la Vie

  1. Ce que nous avons voulu, tous deux, en le fondant ;
  2. Ce que nous – et surtout vous – dans une symbiose totale en avons fait.
  3. La – ou les – réponses aux critiques faites à nos options. Vous me direz, si vous avez le courage de lire jusqu’au bout ce trop long document, si je dévie de notre Orientation première. Car je crois essentiel – pour le passé – d’affirmer que pendant ces onze ans notre union de pensée, notre communauté d’action ont été totales.

 

I – ÉNONCÉ DU PROBLÈME.

En 1960, le problème de la Vie émergeait dans les consciences supérieures.
La bombe atomique – disons l’atomisme – avait sentimentalement, subjectivement, remué les consciences de ses auteurs et aussitôt servi de terrain politique à ses utilisateurs.
Le problème de la vie se posait d’une façon globale. Mais faussée, puisqu’il y avait eu en fin de compte moins de victimes et de destructions à Hiroshima que dans les six derniers mois de bombardements sur l’Allemagne : la Saar, la Ruhr, Berlin, Dresde, etc. La politique interdit de parler de l’anéantissement, à Katyn, de la quasi-totalité des cadres polonais, des dizaines de millions de tueries systématiques pratiquées dans les territoires conquis de l’URSS, des dizaines de millions d’êtres humains massacrés dans les camps, des millions de victimes des exécutions staliniennes, des liquidations enfin qui n’ont jamais pu être chiffrées, mais qui se chiffrent aussi par millions, exécutées par les Japonais en Mandchourie, en Chine et en Asie du Sud-Est.
A coté de cela, Hiroshima… où les pertes de vies et de biens sont très inférieures au chiffre le plus officiel des pertes subies en quelques mois de « Libération » de la France !

Pourtant, en 1960, nous pressentions pire : le « mauvais usage » des découvertes scientifiques dont les savants devenaient alors pleinement conscients.
Imprégnés des dangers que nous voyions poindre, c’est ceux-là, les responsables de la science que nous avons d’abord voulu alerter et grouper.
Comment ? Nous avons voulu associer les responsables et les concernés.

A – Les responsables créateurs.

Votre intuition de génie a été de les sentir discrètement malheureux.
Sans pouvoir, en toute liberté, se libérer de leurs fantômes en se connaissant mieux. Ensuite, en découvrant, dans les disciplines qui leur étaient étrangères, les mêmes résonances. Quelles que fussent leurs déterminations : lieux d’environnement, couleur et race, philosophie, contraintes sociales.
Vous avez, dès le premier jour, fixé le but à atteindre en évoquant le collège de France.

C’est, je crois, la partie qui a été la moins comprise par nos compagnons de route. C’est cependant elle qui, vous et moi, nous unit aussi intimement que des « bessons ».
Ce qui reste pour l’Institut de la Vie, après dix ans d’effort, « le Tout ou le Rien ».
Et nous devions être « inspirés », dès les premiers jours, grâce à vous, missionnaire, puisque jusqu’à présent, chaque fois, le miracle s’est produit.
J’estime, voyez-vous, beaucoup plus extraordinaire la conjonction que vous avez réussie de ceux qui ont été déterminés pour être les « phares » que le fait d’avoir assuré la conjonction des moyens.

«  Qui enverrai-je, quel sera notre messager ? (dit la voix du Seigneur).
Je lui réponds : Me voici, envoie-moi !
Il me dit :
« Va, et dis à ce peuple :
Écoutez de toutes vos oreilles sans comprendre,
Voyez de vos yeux sans apercevoir…
Il sera dépouillé comme un térébinthe,
Qui n’a plus qu’une souche, une fois abattu.
La souche est une semence sainte. » (Isaïe, II-6)

Résumons notre propos :
1) – Les savants avaient mauvaise conscience de l’utilisation de leurs recherches par notre civilisation.
2) – Les choses étant ce qu’elles sont, ils ne pouvaient guère se manifester parce qu’ils ne se rencontraient que sur des objectifs déterminés et limités.
3) – Le monde politico-économique dans lequel ils vivaient rendait leurs contacts difficiles. Il leur était, en général, interdit de sortir des normes qu’ils étaient censés représenter, et physiquement de leur propre pays.
4) – Il fallait donc, au sommet, rétablir une certaine liberté basée sur la confiance réciproque. Pour cela,

  1. inspirer confiance à tous, sans discrimination,
  2. s’abstraire de tout engagement.

Ce qui inspirait une lente et prudente Cooptation, issue d’une sélection libre et incontestée.

Telles sont bien les normes dont nous n’avons jamais accepté de nous départir.

B – Les Concernés.

C’est dans cet esprit-là, en vertu de ces principes, que, dès le départ, nous avons tenu à associer les masses à une entreprise au sommet.
Attention : nous ne leur avons jamais menti, nous ne les avons jamais leurrées. Nous avons toujours tenu le même compte de l’opinion de la FMAC (Fédération Mondiale des Anciens Combattants), de la Mutuelle et… du Patronat. Nous ne nous sommes jamais soumis à aucune pression.

Aujourd’hui, « puissants et solitaires », nous n’entendons pas nous « endormir du sommeil de la terre ».
Alors ?

II – Analyse critique de notre action.

Comme à Poitiers : « Père, garde-toi à droite ; Père, garde-toi à gauche ».
Mais la difficulté vient de ce que nous avons fait cela en pleine période de mutation.
Vous et moi sommes catholiques, et croyants. C’est notre secret, notre engagement mystique.
En 1960, le 8 septembre, fête majeure de Marie Médiatrice, les choses paraissaient encore simples :

  1. d’un côté l’Église, à laquelle nous appartenions, qui nous fournissait les garde-fous, nous indiquait les limites de notre tolérance, et, grâce à Teilhard de Chardin, la possibilité d’un dialogue avec ceux qui partageaient nos préoccupations, dans une axiomatique commune ;
  2. de l’autre, des esprits hantés par les fantômes de l’an Mille, désireux de se libérer d’une systématique à leurs yeux périmée (Jean Rostand) ;
  3. enfin – et peut-être n’en avons-nous pas compris la pleine signification –  des éducateurs conscients de la faille qui s’ouvrait entre notre Civilisation et ses Jeunes. Eux comme nous ont été surpris par Mai 68.

Je ne suis pas sûr que, déjà engagés dans la structuration de l’Institut de la Vie, nous en ayons pleinement ressenti l’impact. Vous l’avez néanmoins éprouvé en Suisse, et ce souvenir vous hante.

III – Alors, quel cap ?

Concevant dans un temps relatif, par suite de nos disciplines, vous et moi dès le début avons simultanément refusé le « Suicide Beau » (Oppenheimer, Paulings, von Weiszaeker) et le « Mouvement qui déforme les lignes ».
En langage clair, cela veut dire que nous ne croyions guère aux pancartes dans la rue, pas plus qu’à la signature de Manifestes d’Intellectuels.
Mais vous avez pensé qu’il était possible d’acquérir la confiance des plus grands savants du monde et de leur permettre d’évoquer leurs fantasmes, à condition qu’ils soient entre eux, cooptés par eux-mêmes en raison de leurs mérites – et, jusqu’à un certain point, d’une relative « innocence ».
Cela, vous l’avez réussi. D’un avis unanime, l’atmosphère des colloques de l’I.V. est unique, et la preuve en est que « les places y sont chères ».
Et, navigant dans le passage de la Teignouse, ou parmi les méandres des récifs de coraux de l’île Moustique, nous avons gagné sans encombre la haute mer.

Le paradoxe est que là commencent vraiment nos problèmes.
Ils nécessitent des corrections de trajectoire. Car, dans notre esprit, le Temps est une variable dimensionnelle, non une constante. Dès lors, notre impact se situe au point 0 où les signes s’annulent, avant d’orienter vers l’Infini Négatif (le Néant) ou l’Infini Positif (le point Ω).
L’essentiel, pour nous, réside dans la définition des signes : nous ne saurions nous satisfaire d’une indétermination au point 0. Il faut donc effectuer des corrections de trajectoire, afin de rester dans les ensembles positifs.

 

IV – Les corrections de trajectoire

Dans ce Temps relatif, l’Institut de la Vie a rencontré des souffles des tempêtes magnétiques, des orages solitaires.
Dès sa naissance, ces variations potentielles se sont affrontées à son comportement.
PAUL WEISS, à juste titre, attira l’attention sur la « folie » de vouloir rester hors de toute contrainte financière.
Les sirènes politiques firent miroiter tous les thèmes de la facilité.
Enfin, les palinodies du Garde-Fou spirituel, depuis le Concile, ont remis en question l’Absolu visé par les Fondateurs.

Il y a donc lieu, après dix ans, de corriger la trajectoire. Cette correction doit viser non à replacer mais à maintenir, compte tenu des contraintes nouvelles, l’ I.V. sur la trajectoire qui avait été primitivement assignée. Cela paraît évident, si l’on admet qu’il n’a pas dévié du but initialement fixé, mais que, comme les sondes envoyées vers Vénus, il a trouvé des conditions locales imprévisibles, sinon inconnues, qui ont agi sur son comportement.
L’Institut de la Vie doit, aujourd’hui, intégrer les données nouvelles issues de ces péripéties dans son programme intégral.

 

V – Projection dans l’Avenir de l’Institut de la Vie.

  1. Ce qui le préoccupe étant indéfini : la Vie ;
  2. Ce que le conditionne étant, dans un temps afférent, les moyens matériels d’une action parfaitement définie ;
  3. La synthèse de sa vocation et de son action doit être recherchée dans le sous-ensemble des moyens immédiats.

Là apparaît la difficulté majeure du fait que notre analyse ne débouche ni sur du rentable ni sur du publicitaire.
Nous avons échoué sur le plan bancaire et sur celui des grandes industries parce que nous n’avons rien su offrir en contre-partie : le mot « gratuité » étant exclu de notre Société basée sur le profit. Qu’on ne nous objecte pas les fondations américaines. Chacun en connaît le mécanisme :

  1. soustraire à l’impôt dont on n’accepte pas toutes les affectations politiques le maximum possible ;
  2. fournir aux Sociétés Mères de l’argent à bon marché, et c’est une des causes de l’inflation galopante aux USA ;
  3. disposer de caisses noires permettant de faire face aux mouvements sociaux comme aux besoins de l’hégémonie américaine.

En un mot, un transfert subtil des obligations éventuelles de l’État vers des secteurs mieux contrôlés, mais susceptibles d’être à la disposition du Pouvoir Fédéral sous certaines contraintes.

Le problème de l’Institut de la Vie internationalisé, compte tenu de ce qui a été dit précédemment, es tune analyse financière de ces contrainte devant déboucher sur un Plan permettant d’y échapper, tout en les utilisant.
C’est dans la reconnaissance de ces contraintes, leur analyse et leur sommation, que résident les corrections de trajectoire qui doivent nous permettre d’atteindre notre but.

 

VI – Il faut donc « intégrer »

Les surfaces sur lesquelles s’exerce notre action peuvent, sommairement, être ainsi définies, à partir de l’origine des abscisses :

  1. Les masses.
    Ce sont les principales concernées, et les plus proches du point d’origine.
    Mais leur action, du fait de la proximité de l’axe du levier, est irréversible lorsqu’elles sont « orientées ».
  2. Le contrôle des masses, les Syndicats.
    Ils sont affectés d’une dérive politique.
    Mais l’analyse de leurs déterminations – qu’il serait trop long de développer, croyez-moi sur parole ! – révèle que cette dérive n’est plus une constante, mais une variable.
    Nous devons en tenir compte – mais dans cette définition.
  3. Le contrôle des contrôles de masses.
    Ce sont les « groupes de pression ».
    Ils sont les enfants illégitimes – mais combien reconnus ! – de la solution (au sens chimique du terme) : – syndicats – technocrates – groupes de pression animés et alimentés par les technocrates, qui ont décidé de « pantoufler » au moment opportun.
  4. Il est bien évident qu’au fur et à mesure que l’on s’éloigne du point d’origine la surface s’agrandit.
    Voici les « technocrates ».
    Ces monstres sont des tigres en papier. Il faut seulement parler leur langue pour les apprivoiser. Les exemples en foisonnent, dans nos municipalités, nos départements, nos régions, nos relations européennes.
    Nous devons nous habituer à les manier « à l’ordinateur ».
  5. Alors, au terme de cette définition, « Nous », l’Institut de la Vie ?

Je n’ai volontairement pas parlé de la Politique qui, de nos jours, ne relève que des facteurs précédents.
Mais c’est précisément là, aussi, qu’opère une variable aléatoire, dont il importe de réduire le coefficient d’indétermination. Cela suppose d’accepter d’agir dans un Temps relatif, mais en lui fixant une origine définie par notre libre arbitre.
En langage clair, les choses étant ce qu’elles sont, l’Administration française, pensée par les Légistes capétiens, organisée par les Parlements de l’Ancien Régime, disciplinée et codifiée par Napoléon I, soumise au contrôle populaire par la IIIè République, régie depuis 1044 par les Lois de Parkinson et de Peter, n’est aujourd’hui qu’un ovule dans l’attente d’un spermatozoïde.
Il nous faut nous déterminer, organiser, vouloir et imposer la chance d’un spermatozoïde.

 

VII – Axes Orientés

Il ressort de tout ce qui précède que nous devons continuer dans la voie où nous sommes engagés.
Mais nous devons simultanément élargir notre champ d’intervention. Pour rester fidèles à notre pensée, nous ne devons pas aborder les sujets d’actualité immédiate sur lesquels se penchent déjà de multiples organisations et fondations.
Nous devons innover en prenant à bras le corps, comme nous l’avons fait pour la physique théorique et la biologie, l’Informatique, un problème crucial de notre Civilisation.
Le plus grave, dont tout le monde parle mais que nul jusqu’ici n’a osé aborder en vraie grandeur, est celui de la Jeunesse, en ce sens qu’il remet en cause les valeurs que nous avons cherché à dégager dans nos autres domaines d’activité.
Je pense qu’il n’y a pas lieu de chercher plusieurs thèmes, mais un seul, global, qui les contienne tous : la Jeunesse face au monde technocratique et technologique.
Essayons de circonscrire le problème afin de pouvoir en donner un énoncé correct.

La révolte des jeunes tend à « désacraliser » les symboles de l’ordre établi. A cet effet, toutes les outrances sont licites : drogue, libération sexuelle, violence pour elle-même, défoulement, désengagement, affirmation différente. Que l’on ne dise pas qu’il s’agit là d’une infime minorité : tous ceux de l’immense masse des jeunes qui n’y participent pas ou ne vont pas jusqu’au bout de leur révolte intérieure en subissent cependant l’impact.
La violence des idées et du vocabulaire aboutit à une érosion du consensus sur lequel reposaient la cohésion et l’image de marque de la Société proposée aux jeunes à leur entrée – subie, non voulue – et à leur intégration dans la vie de leur époque.

A – Ils se posent, tout d’abord, le problème du travail. Il serait trop long d’analyser la notion de « Travail » depuis les origines de l’humanité jusqu’à la Révolution marxiste. Pourtant, quel beau thème… dans la mesure où c’est le Christianisme seul qui en a fait une tare consécutive à un Péché Originel dont le Cardinal Daniélou, entre autres, paraît être moins sûr au moins dans ses retombées…
Le péché originel repensé – comme y tendent les théologiens post-conciliaires –, la nécessité du Travail, ou sa signification épistémologique mériteraient d’être approfondies, et restituées dans le monde où nous introduisons nos enfants.
Le Travail ne devrait-il pas être libéré de sa gangue de servitude, de « meaningless work », c’est-à-dire d’une contrainte privée de sens ? Peut-être « l’irrésistible impulsion » de Lewis Mumford, qui pousserait l’homme à réaliser tout ce qui est technologiquement possible, au lieu de s’attacher uniquement aux possibilités technologiques utiles à l’humanité, est-elle fausse.
Mais qui définira, dans le Temps et l’Espace, l’utilité ? Voilà des thèmes de réflexion qui sont bien du domaine de l’Institut de la Vie.

B – Et puis, la Vie, c’est quand même bien aussi « l’entretien de la Civilisation », si l’on entend par ce terme l’effort évolutif de la Vie vers des formes de plus en plus organisées, ce qui est devenu moins « improbable » et plus conforme aux lois de la Création avec les travaux de Prigogine et surtout de Todeschini.

Citons, sans intention limitative ni exhaustive, quelques aspects susceptibles, dans cette pensée, d’intéresser l’Institut de la Vie.

a) – les circonstances naturelles, que nous appelons maintenant « l’environnement ».

b) – les biens d’équipement : la culture ne se développe jamais sous le signe de la misère : les loisirs sont essentiels au progrès de l’esprit.

c) – les connaissances scientifiques : la Science équivaut au Pouvoir. Les inventions précèdent toujours l’accélération du développement culturel à l’échelle mondiale.

d) – les ressources humaines : la main d’œuvre est encore indispensable pour répandre la Civilisation.

e) – l’efficacité de la somme des ressources matérielles au regard de la liberté de l’esprit.

f) – le problème du langage : des langues qui vivent et qui s’enrichissent assurent l’expansion de la pensée et des projets civilisés.

g) – l’efficacité, et l’impact, d’une mécanisation croissante. Le progrès de notre civilisation semble directement lié au développement et à la possession d’outils, de machines, de canaux de distribution. C’est certain depuis le néolithique : routes de l’étain et du bronze. Des outils améliorés, des machines ingénieuses et efficaces, la transformation des produits bruts déterminent la survie des groupes en lutte dans le cadre d’une civilisation qui progresse.

h) – l’héritage social permet aux hommes de faire la courte échelle en s’appuyant sur tous ceux qui les ont précédés et qui ont contribué – si peu que ce soit – à la somme de culture et de connaissance. Les insectes, par exemple, naissent pleinement éduqués et équipés pour la vie. Le bébé humain naît sans éducation. Les hommes seuls possèdent, en contrôlant l’éducation – ou l’adaptation – de leurs jeunes le pouvoir de modifier l’évolution de leur civilisation – ou de la détruire.

i) – les idéaux raciaux – et leur conjugaison. La force vive morale et spirituelle d’une race détermine la rapidité du développement culturel d’une génération. Les idéaux élèvent la source de son courant social. Ils la préparent – ou la suivante – à la compétition pour la qualité de pensée qui sera le critère des années à venir.

j) la coordination des spécialistes. Au fur et à mesure de l’expansion d’une Société, si elle ne veut pas se figer, il faudra trouver un moyen de regrouper les divers spécialistes. Car, au fur et à mesure qu’ils se multiplient et se diversifient, nécessairement, cette spécialisation d’aptitudes et la dissemblance de leurs emplois finiront par affaiblir et par désintégrer la société humaine si des moyens efficaces de coordination et de coopération ne sont pas mis en œuvre.

k) – l’emploi assuré à tous, mais dans un but compris et accepté. A mesure que le travail se diversifie, il faut mettre au point une technique assurant l’orientation de chaque individu vers l’emploi conditionné par ses chromosomes. Il ne suffit pas, en effet, d’apprendre aux hommes à travailler, ou de les convaincre de cette nécessité : une société aussi complexe que la nôtre doit aussi fournir des méthodes efficaces pour assurer un plein emploi. Nulle civilisation ne peut et n’a pu survivre au maintien prolongé d’un nombre quelconque de chômeurs.

l) – le consentement efficace et sage des cadres à coopérer à une civilisation dont ils acceptent d’être les promoteurs, non les rouages. L’un des plus grands obstacles à la société humaine, partie intégrante de la Vie, est le conflit entre les intérêts et l’accélération de collectivités humaines qui veulent disposer de leur héritage. L’exemple en est la querelle mortelle qui oppose les nations productrices de pétrole et les États qui ne veulent pas renoncer aux impôts abusifs dont ils frappent, chez eux, le même produit. Il leur suffirait de baisser un peu la taxe « colonialiste » qu’ils prélèvent pour donner aux possesseurs de leur seule richesse les moyens de s’élever à un niveau supérieur.

m) – le commandement. La base de son autorité. Les limites du pouvoir.
Une civilisation dépend, dans une très grande mesure, de l’état d’esprit consistant à en exécuter les œuvres avec un maximum d’enthousiasme et d’efficacité. « Il faut croire à ce qu’on fait, et le faire dans l’enthousiasme », avait donné comme devise Robert Garric à deux générations. Le travail des chefs – qui s’appelle aujourd’hui la Coopération – dépend socialement de la qualité des chefs. Jusqu’à ce que, dans la spirale évolutive, l’humanité ait atteint, par évolution, des niveaux plus élevés, la « Caravane Humaine » continuera à dépendre d’un commandement. La montée au point Oméga postule une liaison entre la richesse matérielle, la grandeur intellectuelle, la valeur morale, l’habilité sociale et une certaine clairvoyance dans les impératifs cosmiques.

n) – l’évolution sociale. Le temps est essentiel à tous les types d’adaptations humaines : physiques, sociaux, économiques. Seuls les ajustements moraux et spirituels peuvent être effectués sous l’impulsion du moment, et même pour ceux-là il faut du temps pour mettre pleinement en œuvre leurs répercussions matérielles et sociales. Nul grand changement social ou économique ne devrait être essayé soudainement : seul l’Institut de la Vie, dans notre conception, peut prétendre à répartir le Temps.

o) – enfin, les mesures préventives contre les brusques déclins temporaires, c’est-à-dire, dans l’évolution de la Vie, « l’Assurance contre les pertes de bénéfices ». La société actuelle est issue de nombreux âges de tâtonnements. Elle représente, comme l’amibe, l’araignée, la fourmi…, ce qui a survécu aux ajustements et réajustements sélectifs dans les stades successifs de l’ascension millénaire des hommes dotés de psychisme depuis les niveaux animaux jusqu’au statut planétaire.
Le danger mortel – issu du libre arbitre psychique – est la menace de déclin conséquente à la transition entre les méthodes établies du passé et les procédés nouveaux, peut-être meilleurs, mais non éprouvés de l’avenir.

Conclusion

Je sens combien cette axiologie est confuse. Aux yeux du vrai homme de science que vous êtes, elle exhale un miasme polluant d’ »amateurisme ».
Je vous soumets néanmoins ces réflexions inspirées par les grands arbres défeuillés qui se préparent, de tous leurs bourgeons et en abandonnant leurs branches mortes, à revivre.
Je vous ai écrit cela après la séance passionnée d’un Conseil Municipal qui vient de tenir sa dernière séance, et dont la majorité de se représenter sur une même liste. Il s’est uni, réunissant toutes les tendances, toutes les origines, tous les engagements sociaux, toutes les idéologies, sur un désir profond, impératif :
« L’infrastructure d’une commune qui n’avait pas bougé, matériellement ni en environnement, depuis Jules César, est à peu près terminée. Sans ressources propres et sans impôts excessifs, elle s’est dotée, en vingt ans, d’eau courante, d’un éclairage moderne et permanent, de rues et d’accès goudronnés, de chemins vicinaux asphaltés et rénovés jusqu’à ses limites, d’écoles suffisantes et des moyens d’envoyer ses enfants grandissant au C.E.G. du chef-lieu de canton (trente enfants au C.E.G. cette année !). Elle a pu assurer régulièrement l’enlèvement et la destruction de ses ordures.

château de BertanglesMaintenant nous allons nous consacrer à un certain art de vivre, à la joie des hommes : toutes pollutions effacées, plantations, places ornementées, trottoirs aux rues, fleurs devant les maisons. Et s’il le faut, nous n’hésiterons pas à accroître les ressources, c’est-à-dire à augmenter raisonnablement les centimes, afin que notre population soit « heureuse » de vivre dans le cadre de Bertangles, les jeunes aussi bien que leurs anciens. »

C’est le dernier mot, et ce doit rester la devise de l’Institut de la Vie :

« Que la Vie continue, harmonieusement, son développement sur toute la Terre, dans l’abolition des Peurs et des Menaces. »

Comme a écrit Paul Valéry : « Le vent se lève, il faut tenter de vivre. »

 


haut de page

 

L’INSTITUT DE LA VIE en 1973 :
Pourquoi ? Comment ?

POURQUOI ?

C’étaient, en 1960, les terreurs de l’an mille. L’atomisme avait fait ses preuves terribles, et la course à son armement était ouverte. Les conséquences des applications militaires de la Science avancée dessillaient les yeux qui n’avaient pas perdu le sens de l’humain. Mais très vite, cette menace évidente devint un objet de confrontations politiques.
Pour les responsables non engagés de la pensée humaine, ce terrible cataclysme n’apparaissait pas le seul. La Science du moment offrait déjà d’autres possibilités de destruction : les armes biologiques, chimiques, microbiennes, etc.  La terreur s’installait de plus en plus jusques dans l’esprit des responsables de ces découvertes.
Mais fallait-il renoncer à la Recherche, au Progrès, à cause d’utilisations abusives de la Connaissance ? Le dossier favorable pesait lourd. Ne pouvait-on rassurer et faire espérer ?
C’est de cette conviction que, le 8 septembre 1960, est né l’ INSTITUT DE LA VIE : un très petit groupe d’hommes a choisi l’Espérance et décidé l’Action dans l’Espérance.

COMMENT ?

L’analyse du problème, à laquelle ces étaient habitués par leur formation professionnelle, les conduisit à penser que rien ne servait à s’opposer (démissions spectaculaire mais isolées, refus de certaines recherches aussitôt reprises par d’autres, manifestations de masses incapables de troubler la sérénité sommeillante de Gouvernements solidement installés). Mais que la seule solution efficace consistait à orienter et pour cela réaliser un consensus des responsables d’implications de la Science sur la Vie.

Pour cela, il fallait d’abord les définir, puis les identifier dans chaque spécialité, aussi bien de Recherche que d’Application, enfin les réunir. Ce fut l’œuvre des premières années.
D’abord, trouver un langage commun entre responsables politiques, industries, syndicats, scientifiques et promoteurs des Sciences Humaines, permettant une première approximation des contours de chaque problème posé à l’Humanité dans le temps immédiat.
Ensuite, sérier ces problèmes dans un temps relatif.

Au stade actuellement atteint, le premier échelon en voie d’achèvement subit la pression de l’Accélération de l’Histoire. L’Humanité responsable a pris conscience de la gravité des menaces à l’intégrité de toute vie – humaine, biologique, etc toutes interdépendantes –  Les grandes Organisations Internationales, l’ONU en tête, les ont inscrites dans leur ordre du jour, parmi leurs préoccupations primordiales (Stockholm). Très vite, hautement spécialisées, elles ont réalisé leur handicap : le manque de vision synthétique, multidisciplinaire, de problèmes interdépendants dont la croissance, au fur et à mesure de leur identification, subit isolément un accroissement exponentiel.

Depuis treize ans, l’Institut de la Vie, fort de son indépendance absolue à l’égard de tout système et de toute pression, a cherché les bases de solutions différentes.

  • En recherchant par la confrontation de la Physique théorique et de la Biologie, à rétablir un langage commun permettant d’aborder, par une même méthode, le problème de l’origine de la vie, sans lequel il est impossible de la définir.
  • En mettant en évidence les implications sur ce problème non résolu d’une application actuelle de la connaissance scientifique : le rôle des ordinateurs dans le façonnage de l’humanité présente, les conséquences sur tous les problèmes (humains, écologiques, biologiques, médicaux, sociaux, etc) de leur développement et de l’interprétation de leurs résultats.
  • Par l’action enfin des quatre Prix qu’elle distribue, des deux autres qui s’offrent à elle, dans l’acceptation par leurs Jurys  de sa doctrine fondamentale et pas la diffusion qu’ils entraînent.

LA MISSION GLOBALE DE L’INSTITUT DE LA VIE

La leçon tirée de ces multiples confrontations des lignes de force agissant sur l’humanité actuelle est que ces méthodes ne suffisent plus.
Les hommes réunis dans le monde entier, hors de toute idéologie, de toute politique, de toutes convictions philosophiques ou sociales, aspirent à mieux se connaître encore, à mieux se comprendre, à mieux agir en commun en vue de buts qui leur sont maintenant communs : l’organisation, pour le bien de tous, de toutes les manifestations de la Vie, héritière de millions d’années d’évolution concertée, dans une interdépendance certaine. L’Institut de la Vie apport dans ce domaine, une complémentarité de situation qui doit lui permettre, sans création d’organisation nouvelle et sans esprit de concurrence envers tous les efforts déjà convergents, d’apporter dans le monde entier des moyens nouveaux au service de la mutation historique du destin de notre Planète que tous, consciemment ou inconsciemment, sentent en marche.
La mission nouvelle, globale, de l’Institut de la Vie, est de structurer, dans le temps présent, ces moyens nouveaux au bénéfice d’un avenir prévisible.

François de Clermont-Tonnerre

 


haut de page

 

Vingtième anniversaire (1980)

marois_portraitPRÉSENTATION DE L’INSTITUT DE LA VIE par MAURICE MAROIS

À l’occasion de la cérémonie du vingtième anniversaire
–  11 octobre 1980  –  Lausanne

L’humanité poursuit sa marche dans un monde instable. Les applications toujours plus rapides du progrès imprévisible des connaissances peuvent être bienfaisantes ou périlleuses. La communauté scientifique est désormais consciente de l’ambivalence de la science et se tient en état de permanente vigilance.
L’Institut de la Vie est un centre de réflexion et d’action. Il s’est donné pour mission de proclamer la valeur de la vie et de rechercher le meilleur usage des incessantes découvertes scientifiques pour la protection et l’épanouissement de l’homme et de l’espèce humaine et pour la sauvegarde du milieu naturel. Il a choisi trois grands thèmes : la science témoin de la grandeur de l’esprit ; la science bienfaisante ; science, puissance et sagesse.

Fondé en 1960 à Paris à l’initiative du Professeur Maurice Marois avec la participation d’hommes de pensée et d’action venant d’horizons divers, avec l’appui des milieux de l’éducation et avec le concours de grands organismes à vocation sociale, l’Institut de la Vie a réuni au cours des vingt dernières années de nombreuses conférences internationales sur des sujets variés : physique théorique, biologie, informatique, économie, énergie, pollution, modélisation globale, habitat, substances mutagènes et cancérigènes, malformations congénitales, vieillissement, maladies parasitaires. A ces réunions ont participé plus de deux mille hommes ou femmes de science de soixante pays dont cinquante Prix Nobel. Ainsi est attesté le haut niveau des personnalités que l’institution a attirées au service de son idéal. Le choix des thèmes et la manière de les traiter ont été inspirés par une même pensée directrice : réduire par les méthodes inter et transdisciplinaires la fragmentation du savoir, abolir les barrières culturelles, géographiques et politiques, harmoniser dans une même vision science et civilisation, respect, défense et épanouissement de la vie.
Dès le début, l’Institut de la Vie a suscité hors de France la constitution de comités nationaux, notamment en Suisse, en Belgique, au Liban, en Finlande, aux États-Unis, au Canada, en Espagne, en Pologne. A partir de 1975, ayant acquis une large audience par ses conférences et par la participation  au jury de ses Prix de personnalités de grand renom, l’Institut de la Vie s’est doté de structures internationales. En 1976 a été constitué un Conseil de direction composé de savants de haute réputation des principaux pays intéressés à ses travaux. En 1977, la Fondation mondiale et l’Agence mondiale ont été créées à Genève. La Fondation mondiale rassemble et gère les moyens financiers ; l’Agence mondiale conclut avec des gouvernements ou des institutions des conventions et ententes pour le soutien et la participation aux activités de l’Institut de la Vie dans un cadre international.

L’Institut de la Vie s’emploie à rassembler les forces vives disponibles au service de la vie :

  • Hommes et femmes de science ;
  • Collectivités et entreprises publiques et privées ;
  • Groupements et organismes à vocation générale, sociale, humanitaire ;
  • Gouvernements et organisations intergouvernementales.

L’Institut de la Vie se propose de poursuivre l’étude des sujets traités au cours des vingt dernières années : ils sont d’une actualité permanente. Il mettra en œuvre dans un proche avenir un programme d’exposés objectifs auprès du plus vaste public des connaissances scientifiques et des conséquences de leurs applications. Il est disponible pour tout nouveau défi qui pourrait confronter l’humanité.

L’Institut de la Vie

  • Engage d’une manière permanente une réflexion fondamentale et appliquée, théorique et pratique, sur la vie et la condition humaine, qu’il s’agisse de notre espèce dans la biosphère ou de l’homme dans toutes ses dimensions ;
  • Rassemble les plus hautes compétences scientifiques et techniques pour rechercher à chaque instant, dans le pluralisme des disciplines et des philosophies les solutions les mieux adaptées aux besoins et aux aspirations des humains et aide ainsi la décision de ceux qui se trouvent investis des plus hautes responsabilités ;
  • Institue une confrontation entre les savants de toutes disciplines et les hommes qui inspirent, jugent, utilisent ou subissent le progrès ;
  • Établit un courant d’échanges entre les hommes à tout niveau pour les sensibiliser à la valeur de la vie et les éduquer à la respecter.

 

L’Institut de la Vie n’est pas un organisme de recherche classique entretenant des laboratoires ou distribuant des crédits. Il n’est pas un organisme sociopolitique au sens habituel, même si sa visée est sociopolitique dans l’acception très élevée du terme. Il n’est ni un groupement d’intérêts ni un groupe de pression. Il n’est pas un mouvement écologique. Il se refuse à toute attitude polémique. Il n’intervient pas dans les affaires intérieures des États souverains. Apolitique, l’Institut de la Vie est une union d’hommes de bonne volonté. Il offre les moyens du dialogue et de la coopération. Il se défend d’être un cénacle de rêveurs. Il entend prolonger par l’action ses débats théoriques. Il se situe à l’articulation du concept et du réel. Complémentaire des grands établissements d’enseignement et  de recherche et des agences spécialisées, il s’assigne une triple fonction d’analyse, de vigilance et d’initiative :

  • Faire le point du développement de la science dans des domaines majeurs ;
  • Éveiller l’attention et susciter la réflexion sur les problèmes de l’avenir que la science peut contribuer à résoudre
  • Faire entreprendre des actions utiles au service de l’homme dans le respect de sa dignité et la diversité de ses cultures.

Tous ceux qui éprouvent les mêmes inquiétudes que l’Institut de la Vie et qui nourrissent la même espérance sont fondés à lui apporter leur concours et leur appui.

 

 


haut de page

 

Vers l’épure

Vint-sept ans plus tard, la vision du Pr. Maurice Marois s’affirme et tend vers l’épure. C’est ce qui transparaît dans son discours du 16 juin 1987 :

Cérémonie de remise de diplôme de Docteur Honoris Causa de la York University
Le 16 juin 1987 à TORONTO, Canada.
Discours de M. Maurice MAROIS, récipiendaire.

 

L’honneur qui m’échoit dépasse ma personne. Certes, il distingue un homme, mais un homme qui s’identifie à une œuvre collective : l’Institut de la Vie. C’est à tous ceux qui l’ont édifiée depuis plus d’un quart de siècle que l’hommage mérite d’être témoigné : deux mille cinq cents hommes et femmes de science de soixante pays dont cinquante prix Nobel. C’est à tous ceux qui ont accepté de partager notre rêve et de contribuer à son accomplissement, et d’abord à nos grands amis du Canada. Je les évoque et je les invoque dans l’ordre chronologique de notre histoire : Léonard Bellanger, Jean Vanier, et ses parents infiniment respectés : le Gouverneur Général et Madame Vanier, Lester Pearson, le Professeur Penfield, puis Monsieur le Premier Ministre P.E. Trudeau, le Recteur Gaudry, le Doyen MacKinnon, le Docteur Omond Solandt, le Professeur de Mauléon,  Monseigneur Parent. Ce cortège est spirituellement ou physiquement présent en cet instant et en ce lieu privilégié, dans cette belle université d’York qui joue et jouera désormais le rôle majeur. Grâce soit rendue à Monsieur le Président Arthurs, homme de grande et généreuse vision, au célèbre Vice-Président Davey, auPrésident Ian McDonald aux membres du Senat, au Doyen Innanen, aux Professeurs R.H. Haynes, Barry Glickman, John Heddle, H.I. Schiff, D.R. Hastie, et E. Lee-Ruff, à l’ensemble du corps professoral. Grâce particulière soit rendue au Professeur Paul Medow, l’artisan de nos premières relations, enfin au Doyen Bouraoui, mon ami.
Belle histoire d’amour en vérité que celle de l’Institut de la Vie et du Canada !
L’Institut de la Vie est une institution scientifique et éthique. C’est l’esprit qui interroge et la conscience qui délibère. L’appel est venu de la biologie, car le biologiste a chaque jour rendez-vous dans son laboratoire avec la vie ; il est habité par la passion de connaître cette vie dont il n’est qu’un moment. Jamais homme de science ne fut déçu lorsque, sous son regard, de nouveaux aspects de la création s’illuminaient. Toujours, à l’instant très rare du tressaillement de la découverte, il fut ébloui par la splendeur de l’ordre, la majesté des lois de l’univers et du monde vivant. Ébloui  puis saisi de respect par le spectacle de la vie. Après une telle vision, la volonté s’aiguise de ne pas laisser l’homme saccager et détruire cette vie dont il est désormais comptable.
La vie est le premier bien. L’humanité est une et solidaire. La science est puissante. Elle peut être utilisée pour le meilleur ou pour le pire. Notre monde est dangereux. L’homme non averti est négligent, imprévoyant, imprudent. La vie sur la planète est menacée, la vie et le bien-être de toute l’humanité.
L’air, l’eau des rivières et des lacs, l’eau des océans, les sols, les ressources renouvelables et non renouvelables, les équilibres naturels, la faune, la flore, l’environnement physique, biologique, social, culturel sont gravement compromis.
Savez-vous que l’utilisation des combustibles fossiles libère massivement du gaz carbonique qui provoque ainsi un réchauffement de la température ? La conséquence prévisible est une élévation du niveau de la mer qui pourrait atteindre soixante centimètres en un siècle. Cette élévation submergerait les habitations de millions d’habitants.
L’ensemble des gènes du monde vivant représente une ressource irremplaçable d’une immense valeur pour les générations futures. Ils se sont développés et diversifiés pendant plus de trois milliards d’années c’est-à-dire plus de trois mille millions d’années. Savez-vous qu’ils subissent une grave érosion ? et l’indispensable diversité biologique est frappée : une grande quantité d’espèces disparaissent. Ces disparitions s’effectuent à une telle vitesse qu’au moins un cinquième de toutes les espèces vivantes, plantes, animaux et êtres vivants plus petits seraient anéantis sous nos assauts au cours des trente prochaines années.
La qualité de la vie humaine est étroitement liée aussi aux valeurs culturelles. Ressources que celles de la connaissance, de l’expérience, du sens du bien et du mal, de la sagesse souvent codifiée dans les religions, les philosophies, le droit. Les créations de la pensée et de l’esprit : l’art, l’architecture, la prose, la poésie, la peinture, la sculpture et la musique constituent les ressources sans prix de l’humanité. Savez-vous que, par exemple, les trésors de marbre de l’Acropole d’Athènes, les splendides monuments sculpturaux et architecturaux de la période médiévale et de la Renaissance sont soumis à une érosion rapide due à la pollution industrielle ?
L’espèce humaine est unique parmi les différentes formes de vie de la planète. Et si l’on me demandait ce que nous devons sauvegarder d’abord je ne dirais pas seulement les monuments du désert de Nubie, le Parthénon et la Chapelle Sixtine mais aussi ces obscurs acides nucléiques qui, au sein de nos cellules germinales, assurent d’âge en âge la propagation de notre espèce. Or, ces acides nucléiques sont aussi menacés. J’arrête ici cette énumération.
Les peuples de toutes les nations partagent le souci de conserver la vie sur la terre. Les ressources de la pensée et de l’esprit humains peuvent fournir la motivation et les moyens de protéger la vie sur la planète, de préserver nos civilisations, de permettre à la culture d’atteindre par sa force et ses accomplissements de nouveaux sommets.
Un programme de salut est nécessaire. Il doit proclamer la valeur de la vie, faire servir la science à des œuvres de vie, sensibiliser davantage l’ensemble des hommes et les gouvernements sur leurs responsabilités envers la vie et d’abord la vie humaine.
L’Institut de la Vie l’a fait.
Il y a quelques semaines, des savants de nombreux pays dont les Professeurs Davey, Gaudry et MacKinnon, se sont réunis à notre invitation. Ils ont rédigé un programme mondial en réponse aux lettres du Premier Ministre du Canada, du Président Reagan, du Secrétaire Général Gorbatchev, des Présidents de la République de Suisse et de Côte d’Ivoire, du Roi du Maroc, des Premiers Ministres de Finlande, de France, de l’Inde et de Norvège. Quatre sujets spécifiques ont été jugés prioritaires :

  • L’homme et l’environnement,
  • La protection de la diversité biologique,
  • Les mécanismes moléculaires des réactions biologiques en relation avec la santé, la maladie, l’hérédité et le vieillissement,
  • Science et communication.

Le programme a été adressé à tous les Chefs d’État ou de Gouvernement de la Terre. Ce programme n’est pas limitatif. L’Institut de la Vie établira un « Collège mondial sur la destinée humaine ».
La vie est information, structure, organisation, hiérarchie : elle s’exprime. Elle est équilibre dynamique, régulation, adaptation, obstination : elle persévère. Elle est projet, mouvement, émergence : elle conquiert. Telle est « la sagesse de la nature ». Mais  à cause du drame de la pénurie et de la limite, la vie poursuit sa marche sur un chemin de mort. Les sagesses humaines tentent de dépasser cette rigueur sanglante en proclamant les exigences de la conscience morale.
L’Institut de la Vie n’est pas seulement l’Institut de la cellule, il est l’Institut des raisons de vivre.
Quand les raisons de vivre s’engloutissent dans le bruit, la fureur et les larmes, alors le désespoir s’empare de l’âme du monde. Et le naufrage menace non plus seulement l’individu « aux semelles de vent », mais l’espèce toute entière. Aussi, dès les premiers écrits, l’Institut de la Vie s’est élevé contre les grandes voix tragiques de notre temps qui célèbrent le malheur, chantent le désespoir, proclament la mort et invitent au néant.
Chaque homme détient une parcelle de l’espérance de vie, une frêle étincelle. Toutes ces étincelles peuvent être rassemblée en un immense brasier.
L’Institut de la Vie invite à la prise de conscience de la valeur et de la beauté de la vie, de notre chance d’y avoir été conviés, de l’interdépendance du monde vivant, de l’isolement du jardin de la terre dans l’immense cosmos inhospitalier.
L’aventure héroïque de la vie se développe depuis plus de trois milliards d’années. La terre resterait habitable pendant encore six milliards d’années. L’homme est le dernier né. Chaque être humain est unique, irremplaçable. Avec l’apparition de l’espèce humaine, l’organisation cérébrale, l’intelligence, l’esprit déploient leurs splendeurs, la vie prend conscience d’elle-même, la liberté surgit. La liberté, donc la responsabilité : envers nous-mêmes, nos propres descendants, l’ensemble du monde vivant. Tel est l’homme, capable en outre d’inventer des règles morales, d’aimer, de contempler et qui atteint la plénitude de son humanité dans le respect de sa dignité et de ses droits et dans l’accomplissement de ses devoirs.
Puissions-nous bientôt proclamer l’immense bonne nouvelle que désormais la vie n’est pas menacée mais –parce que toujours l’homme passe l’homme – promise à un épanouissement fabuleux. Notre message est un plaidoyer pour la vie. Il est une exhortation à l’unité et à la solidarité de la communauté humaine.
L’Institut de la Vie n’est pas seulement une organisation de recherche et d’action qui se veut réaliste, vouée à des œuvres concrètes, utiles, efficaces. Il est un chant, le chant de l’homme qui lance aux étoiles l’interrogation sur le sens de la vie, qui projette son espérance vers un avenir plus riche de justice, de fraternité, d’amour. Il est l’affirmation de l’être humain dans la grandeur de son intelligence, de sa liberté, de l’autonomie de sa volonté. Il est le chant du monde, dans la majesté de ses lois, au-delà de l’antique chaos, dans son harmonie, au-delà des dissonances, dans sa durée en dépit des traverses de l’histoire.

Si l’homme flotte dans un habit que la science a taillé trop grand, l’Institut de la Vie invite l’homme à grandir.

Poussière perdue dans l’océan de la matière, du temps et de l’espace, accrochée au flanc d’une planète éphémère, dans le poudroiement de l’immense cosmos, mais poussière vivante, pensante, agissante, souffrante, aimante et qui espère, voilà l’homme dernier né de la vie, étincelle d’esprit, parcelle de connaissance, douleur et joie, « supplicié qui brûle et qui fait des signes sur son bûcher » selon la formule d’Antonin Artaud, « spectre sous sa cape de laine et son grand feutre d’étranger » selon l’expression de Saint John Perse, venant on ne sait d’où, allant on ne sait où, tragique ou burlesque, pathétique ou dérisoire, mais d’une dimension incommensurable à l’immense, d’un esprit plus lumineux que l’éclat de mille soleils, d’un cœur plus riche que toutes les richesses de l’univers, d’un amour plus grand que l’élan de la vie.

Écoutez la plainte de la vie qui veut vivre.
Entendez l’appel des millénaires à venir.
Soyez attentif à la germination d’un monde nouveau : bientôt les bourgeons vont éclore.
Notre patrie n’est pas seulement nationale et terrestre. Elle est la vie.
Au nom de tous les hommes de la Terre qui ont en commun le vouloir vivre, en notre nom propre, au nom de la « tendresse humaine », nous célébrons la vie, nous la proposons comme enjeu majeur aujourd’hui et pour les millions de siècles à venir.

Maurice MAROIS, 16 juin 1987.

AUX PORTES DU TROISIÈME MILLÉNAIRE : LE CHANT DU CYGNE

«La vie, bien premier»

«La vie, bien premier»

Maurice MAROIS

La révélation écrasante des dimensions de l’univers invite à une méditation morose sur la petitesse de l’homme. Le Soleil est situé à cent quarante-neuf millions de kilomètres de la Terre. Son volume, un million trois cent mille fois le volume de la Terre, est inférieur à un cent milliardième de celui de la galaxie à laquelle il appartient : la voie lactée. Ainsi il faut un million trois cent mille Terres pour atteindre le volume du Soleil et cent millions de Soleils pour atteindre celui de la voie lactée. Le diamètre de celle-ci est de cent mille années-lumière soit près d’un million de milliards de kilomètres. Et la voie lactée charrie cent milliards d’étoiles.
Que dire du reste du cosmos ? On a compté deux mille milliards de galaxies. Le télescope spatial permettra sans doute d’en dénombrer cinq cents fois plus. Il permet déjà de capter les ondes émises par les galaxies à quinze milliards d’années-lumière c’est-à-dire à cent quarante-et-un mille neuf cents milliards de milliards de kilomètres.

Oui, la révélation écrasante de la dimension de l’univers invite à une méditation morose sur la petitesse de l’homme.

Milliards de galaxies, milliards d’étoiles, millions de systèmes planétaires, mais combien de planètes propices à la vie ? Il en est une dans notre voie lactée : la Terre, notre vaisseau spatial. Sur cette Terre âgée de quarante-cinq millions de siècles, la vie est apparue il y a quarante millions de siècles. Les êtres organisés évoluent. L’évolution montre l’ascension vers les hauts complexes. L’homme, homo sapiens sapiens, est le dernier né il y a cent mille ans à peine. Notre planète achèvera son destin cosmique dans encore quarante millions de siècles.

Le hasard joue-t-il un rôle dans l’histoire du cosmos et de la vie ? L’importance de ce rôle est discutée.
Évoquons les étonnements d’un astrophysicien Jean Audouze. Il désigne comme « incroyable » une série de processus qui paraissent mettre en échec justement le hasard.  Ces processus jalonnent l’évolution du monde jusqu’à la manifestation de la vie.
C’est ainsi que les valeurs des quatre forces de la nature sont déterminées par des constantes fondamentales. Eussent-elles différé d’un rien et l’apparition de la vie et de l’homme devenait impossible.
Trois noyaux d’hélium fusionnent pour former du carbone 12. Cette fusion ne peut se produire qu’en empruntant une voie très étroite. Si les lois de la physique avaient été légèrement différentes, il n’y aurait pas de carbone dans l’univers, donc pas de « vie »… « On dirait, conclut Jean Audouze, que nous assistons à une conspiration du réel pour conduire à l’univers que nous connaissons. »
Conspiration du réel ? « Non, il n’y a pas de conspiration du réel pour expliquer l’apparition de la vie » affirme le Prix Nobel Jacques Monod qui déclare : « L’univers n’était pas gros de la vie », à quoi il ajoute « ni la biosphère de l’homme ». Mais voici que le Prix Nobel belge Christian de Duve riposte : oui, l’univers était gros de la vie, « la vie appartient à la trame de l’univers. Si elle n’était une manifestation obligatoire des propriétés combinatoires de la matière, il eût été absolument impossible qu’elle prenne naissance naturellement… ».
« Quant à la deuxième affirmation selon laquelle la biosphère n’est pas grosse de l’homme je suis tenté de ne pas être d’accord avec elle, poursuit Christian de Duve. Quand j’écoute de la musique, quand je me promène dans une galerie d’art, quand je régale mes yeux des lignes pures d’une cathédrale gothique, quand je lis un poème ou un article scientifique, quand je regarde jouer mes petits-enfants, ou simplement quand je réfléchis sur le fait que je peux faire toutes ces choses, y compris sur mon pouvoir de les faire, il m’est impossible de concevoir l’univers dont je fais partie comme n’étant pas contraint, par sa nature même, de donner naissance quelque part, à quelque époque, peut-être en de nombreux endroits et à de nombreuses époques, à des êtres capables d’apprécier la beauté, de ressentir l’amour, de chercher la vérité et d’appréhender le mystère. Cela me met, sans doute, dans la catégorie des romantiques. Qu’il en soit ainsi. »

C’est dire que le pari de Christian de Duve va au-delà du caractère inéluctable de l’apparition de la vie : jusqu’à l’apparition des êtres vivants semblables à l’homme.

Remontons le cours du temps. Il y a quinze milliards d’années environ, le big bang marque la formation de l’univers que nous connaissons. Ce big bang n’est pas né de rien. Qu’y avait-il avant lui ? Nous ne le savons pas. L’énigme de nos origines premières reste entière. Aurons-nous jamais le dernier mot ? Jamais, répondent les astrophysiciens, en invoquant une sorte d’océan d’énergie, la théorie de l’inflation chaotique et la nécessité de découvrir une nouvelle superthéorie qui échappe à notre entendement. Elle tiendrait à la fois de la relativité générale et de la physique quantique. Or il n’y a aucune connexion entre ces deux domaines. Ainsi quelque chose existait avant le big bang mais restera à jamais inaccessible.

Cette interrogation sans réponse dans un domaine qui pourrait nous rester caché pour toujours, rejoint la question que m’a posée un soir mon fils Jean-Pierre à l’âge de quatre ans et demi :
« Papa, je n’arrive pas à dormir car j’ai un problème avec Dieu.
−Déjà ?
−Oui, le voici : c’est Dieu qui a fait le monde. Mais qui a fait Dieu ? »
Perplexe, j’ai répondu : « Demande à ta mère ! »
Celle-ci affirma : « Dieu est hors du temps. Pour lui le passé, le présent et l’avenir se confondent. Il a été, Il est, Il sera. Il vit dans la durée. Quand les hommes posèrent à Dieu la question : « Qui es-tu ? » Il répondit : « Je suis celui qui suis. » Ainsi il ne quittait pas la première personne. Et , ô miracle, Jean-Pierre s’endormit ! Son inquiétude métaphysique était-elle calmée ou avait-il simplement sommeil ?
Un ministre avait dit à de Gaulle : « J’ai trouvé une solution à ma question. » De Gaulle répartit : « Vous avez de la chance, moi je vis avec mes questions. »

Du cosmos à l’homme, de l’infini à la poussière pensante, notre survol nous a donné quelque émotion. Mais si du moins la réalité daignait souscrire à l’intuition du Prix Nobel De Duve, si la biosphère devait de toute nécessité nous engendrer il y a cent mille ans, chacun de nous s’en trouverait conforté, car notre naissance ne serait pas un somptueux accident, mais un accomplissement.


haut de page

D’où vient l’homme ? se demandait Jean Rostand et il répondait : « D’une lignée de bêtes aujourd’hui disparues et qui comptaient des gelées marines, des vers rampants, des poissons visqueux, des mammifères velus. Ce petit-fils de poisson, cet arrière-neveu de limace, a droit à quelque orgueil de parvenu. D’une certaine lignée animale qui ne semblait en rien promise à tel destin, sortit un jour la bête saugrenue qui devait inventer le calcul intégral et rêver de justice. »

Humanité de l’homme, cet animal éthique, religieux, artiste, joueur. Cet être « ni ange ni bête, carcasse blessée, animal immature à la naissance, plaie béante durant la vie, mortel à tout moment, finitude  toujours présente » selon la puissante formule du psychiatre Ajuriaguera.

Que savons-nous de l’homme, ce « spectre sous sa cape de laine et son grand feutre d’étranger », ainsi que le définit Saint John Perse ?
L’homme sait qu’il sait, mais sait qu’il ne sait rien, pas même ce qu’il fait sur Terre, pas même quel cet univers qu’il habite l’espace d’un éclair.

 

Biologiste, je ne me lasse pas de contempler le somptueux spectacle de la vie.
L’un de ses traits les plus remarquables est que depuis quarante millions de siècles, nous l’avons dit, elle se maintient sur notre Terre. Prodigieuse épopée !
La vie se perpétue et je suis prêt à vous décrire la diversité des moyens que la nature utilise pour assurer cette continuité si du moins vous me lancez ce défi au cours de la discussion.

C’est aux humains que je consacrerai l’essentiel de mon exposé. Chemin faisant, il m’arrivera d’observer d’autres espèces et d’admirer l’extrême diversité des moyens mis en œuvre par la nature.

La vie se perpétue et c’est sur les aspects multiples de cette continuité que nous porterons ensemble nos regards. Le processus le plus simple s’observe chez les asexués. Chez eux, la reproduction est rigoureusement à l’identique. C’est l’exemple des bactéries et des protistes qui se multiplient à l’infini par simple division d’individus semblables. Quel morne ennui ! Asexuées, les hydres vertes d’eau douce et les anémones de mer qui se reproduisent par bourgeonnement. Asexués aussi les tuniciers, les cnidaires, le corail rouge, les madrépores et bien d’autres espèces. Mais la rigidité du processus, en interdisant la variation, peut être mortelle quand se modifient dangereusement les conditions de milieu ou quand des mutations aboutissent à des êtres non viables.

Pour conjurer la mort, certaines espèces recourent en alternance à la sexualité. Et l’on voit tout à coup une bactérie s’approcher amoureusement de sa congénère et lui injecter une part de son matériel génétique : c’est la conjugaison.

 

Cette alternance n’est pas rare dans le règne animal. Une même espèce peut choisir selon les circonstances l’un ou l’autre mode de reproduction. Mais il arrive aussi qu’un même individu soit porteur des deux sexes à la fois : il est hermaphrodite ; il est simultanément ou successivement mâle et femelle.
Les cellules sexuelles (spermatozoïdes et ovules) sont émises ; encore faut-il que la rencontre se produise.
Considérez telle espèce marine, les oursins par exemple : des millions de leurs cellules mâles et femelles sont dispersées dans le vaste océan où pullulent celles d’un grand nombre d’autres espèces. Comment chacun va-t-il rejoindre sa chacune ? Grâce aux échinochromes, substances chimiques absolument spécifiques, libérées par les ovules de l’oursin. Ce sont des signaux de reconnaissance.
Immense gâchis car très peu de cellules atteignent leur but. Peut-on les économiser ? Oui, par l’innovation de la fécondation interne. Par exemple, chez lez mammifères, l’accouplement dépose la semence dans le réceptacle. Avec des moyens moindres, la perpétuation de l’espèce est sauvegardée. Tant il est vrai que la nature, en dépit de sa prodigalité, manifeste le souci d’épargner les précieux acides nucléiques, « cathédrales moléculaires » constitutives des chromosomes.

Autres signaux chimiques : chez les insectes, les femelles lancent l’appel du sexe – le sex appeal des Américains – par la grâce de substances odoriférantes absolument spécifiques, les phéromones. Le mâle perçoit l’appel jusqu’à douze kilomètres de distance. Une découverte récente révèle un processus semblable chez l’homme et chez la femme hormis les douze kilomètres. Tous les mammifères sécrètent des phéromones. Leurs effets sont divers. Chez certains, elles délimitent le territoire ; quand un mâle s’aventure sur celui d’un congénère, une bataille féroce s’engage pour la possession des femelles. Le dominat ne tue pas l’adversaire, le dominé s’incline en échange de la vie sauve. Ces phéromones sont élaborées puis libérées par certaines glandes sous la stimulation des hormones sexuelles, par exemple chez le mâle la testostérone, hormone de l’agressivité. D’autres substances sécrétées par la femelle transforment le farouche guerrier en amant attendri et l’on se prend à rêver que ces substances apportent la clé de la paix universelle.

Qu’en est-il des humains ? Au début du développement embryonnaire, l’humain comme tous les mammifères est indifférencié ; les deux potentialités masculines et féminines sont présentes. Puis les émouches des glandes génitales évoluent en testicules ou en ovaires en fonction de leur constitution chromosomique. Ensuite par ses sécrétions, le testicule fœtal différencie le sexe en  agissant sur les ébauches mâles et femelles, toutes deux présentes. Il impose la masculinisation en développant les ébauches des organes somatiques mâles et en supprimant celles des organes somatiques féminins. L’ovaire fœtal quant à lui, n’est pas indispensable à la réalisation du type féminin.


haut de page

La vie a une histoire semée de vicissitudes. Elle doit se défendre contre les agressions et s’adapter aux conditions changeantes du milieu. Un exemple récent est l’attaque soudaine des virus du SIDA ; elle menace l’humanité d’extinction. Il se trouve que certains humains sont naturellement résistants : ils repeupleraient la planète si la science était impuissante. Mais la science est en train de vaincre. Cette résistance est due à un équipement génétique favorable. Or la diversité des membres de notre espèce est infinie puisque chacun de nous est unique. Donc unique est sa formule génétique. Ces formules sont d’une innombrable variété ; il suffit que quelques-unes soient victorieuses. Heureuse variété ! Elle est bien opportune.

Comment organiser cette variété ? L’invention du sexe y pourvoit. Il instaure la diversité à chaque conception en mêlant les chromosomes maternels et paternels. Nous n’en sommes pas encore là car il convient que la rencontre entre les deux sexes se produise.

Les préliminaires de cette rencontre mobilisent les moyens somptueux de la séduction, qu’il s’agisse des stridulations de insectes de la parade nuptiale des poissons, du chant des oiseaux, des couleurs chatoyantes de leurs plumes, des imposants bois des cerfs qui interviennent aussi dans l’affrontement des mâles.

Ce tableau doit être complété. L’idylle est parfois sanglante : chez la mante religieuse la consommation de l’amour s’achève par la consommation du mâle. Chez les anguilles, « le voyage de noces implique une extraordinaire migration. Toutes les anguilles d’Europe et d’Afrique du Nord se donnent rendez-vous dans les tièdes abîmes de la mer des Sargasses, à plusieurs milliers de kilomètres de leur point de départ. Après la ponte et la fécondation, les procréateurs périssent sur place » (Jean Rostand). Dramatique mariage de l’amour et de la mort. Dans ces tristes circonstances, la survie de l’espèce transcende celle des individus.

Vingt-trois paires de chromosomes sont logés dans les noyaux de chacune de nos cellules. Ce n ombre est caractéristique de notre espèce. Une seule paire marque la différence entre l’homme et la femme : il s’agit des chromosomes dits sexuels X et Y. la formule est XX chez la femme et XY chez l’homme. Un gène à l’extrémité du bras court du chromosome Y, le gène XFY, est responsable avec quelques autres gènes secondaires de la masculinité. Sur quoi repose la superbe du mâle ? Sur quelques minuscules gènes parmi les cent mille qui constituent notre patrimoine.


haut de page

Arrêtons-nous encore à l’être humain, notre beau  tourment. Vous allez assister à un stupéfiant spectacle : les noces des spermatozoïdes et de l’ovule.

Le spermatozoïde humain a une petite tête de cinq millièmes de millimètre prolongée d’une longue queue de cinquante millièmes de millimètre. La petite tête contient un noyau. Dans ce noyau, vingt-trois chromosomes eux-mêmes formés de cinquante mille gènes, supports de l’information génétique paternelle. La queue est l’appareil locomoteur dont le mouvement hélicoïdal va permettre au spermatozoïde de bondir à une vitesse stupéfiante vers l’ovule, unique objet de ses rêves. Tel est le spermatozoïde. Voici l’ovule. Celui-ci est d’un diamètre de trois cents millièmes de millimètres. Son noyau renferme vingt-trois chromosomes, supports de l’information génétique maternelle. Autour du noyau, un cytoplasme riche en réserves nutritives, sorte de garde-manger : un peu de sucre, les glucides, de matières grasses, les lipides, des protéines, le vitellus. L’ovule, beau navire aux flancs gonflés de richesses est pondu par l’ovaire : on parle de ponte ovulaire. Il présente ainsi sa candidature à la vie. Il vogue vers son destin à la rencontre de l’immense armée de trois cents millions de spermatozoïdes  émis en quelques jets au moment de l’union conjugale. Telle est votre prodigalité, Messieurs. Une émission et c’est la population de l’Europe de l’Ouest ; quinze émissions et c’est la population du globe. Le combat se déroule dans un tunnel obscur, la corne utérine. A l’issue d’une furieuse mêlée, un seul vaincra et pénètrera au cœur de la belle, qui fidèle par vocation, interdira l’accès du sanctuaire à tous les autres.

Le spermatozoïde, c’est l’information génétique plus la chasse, le combat, la conquête. Certains croient y reconnaître quelques traits masculins.
L’œuf pendant quelques jours devra vivre d’une vie libre sur les réserves que l’ovule dans sa sagesse a engrangées. L’ovule, c’est l’information génétique plus la prévision de l’avenir, la garde de la vie, la prudence bénéfique. Est-ce déjà la femme ? Les deux noyaux du spermatozoïde et de l’ovule se sont mariés. Chacun a apporté en dot  vingt-trois chromosomes. Le noyau nouveau qui résulte de leur fusion contient quarante-six chromosomes, nombre caractéristique de l’espèce humaine, nous l’avons dit. Ainsi l’œuf est constitué : au commencement était l’œuf. Il est animé d’un extraordinaire dynamisme organisateur, selon la formule du grand embryologiste belge le Professeur Albert Dalcq. Il se divise en deux, quatre, huit, et… jusqu’à former en neuf mois l’être achevé qui compte soixante mille milliards de cellules. Ainsi soixante mille milliards de cellules procèdent de la seule cellule primordiale. Chaque être humain est unique. Aucun ne lui a ressemblé, ne lui ressemble, ne lui ressemblera jusqu’à la fin des temps, sauf les jumeaux vrais. Prodigieuse diversité ! Unique, donc irremplaçable. Il poursuivra de la naissance à la mort son pèlerinage terrestre et accomplira son destin personnel.

 

Du point de vue biologique, la finalité de la reproduction est le maintien de la vie. Celle de la sexualité est en plus de sauver l’espèce contre les aléas de la vie sur le globe, en multipliant à l’infini les combinaisons génétiques ; cette profusion rend aussi possible l’évolution.

Hommes et femmes, leurs destinées sont enlacées, indissociables, unies par le mystère de l’amour. Poussière dans l’immensité du cosmos, mais poussière dont chacune ne ressemble à nulle autre, unique donc irremplaçable.
Écoutez l’Eve de la légende : « Prends ma main et garde-la dans la tienne car nous avons encore l’amour à perdre. » Laissez-moi paraphraser cette belle formule et vous dire : « Joignons nos mains et gardons-les unies, car nous avons la vie à sauver. »

Après cette échappée romantique, il est bon de toucher terre et de rejoindre les vingt-trois paires de chromosomes fondateurs de notre espèce. Les chromosomes sont formés d’une succession de gènes dont le nombre total est de cent mille. Ceux-ci contiennent toute l’information qui en s’exprimant a fait l’homme ou la femme que vous êtes.
Les cent mille gènes président à la synthèse de cent mille protéines. Les unes structurent les cellules, les autres sont responsables de presque toute la chimie de notre vie. Les gènes sont constitués par des séquences d’acide désoxyribonucléique ou ADN. Chaque ADN est composé d’un sucre, d’un acide, et aussi d’une base elle-même choisie dans un assortiment de seulement quatre bases. Les quatre bases sont les lettres de l’alphabet de la vie. Notre patrimoine génétique contient trois milliards de bases : c’est-à-dire qu’il dispose de trois milliards de lettres.

Le gène est un élément commun aux êtres unicellulaires, aux végétaux, aux animaux et à l’homme ; le gène est partout. Avec des moyens simples, il rend possible la diversité des espèces et à l’intérieur de chaque espèce, la diversité de ses membres. Qu’il s’agisse de l’histoire de la vie, de son évolution, de la profusion de ses formes, du développement embryonnaire, des anomalies congénitales physiques et mentales, de l’apparition des cancers, du vieillissement, le gène commande, organise, contrôle.

 

La plupart de nos cellules se renouvellent en permanence. Nous changeons d’épithélium intestinal toutes les quarante-huit heures, d’épiderme toues les trois semaines : c’est dire combien souvent nous dépouillons le vieil homme. Les cinq litres de notre sang contiennent cinq millions de globules rouges par millimètre cube, je dis bien par millimètre cube. Ils ont une durée de vie de cent vingt jours. Puis ils meurent, et nous souffrons quatre millions de petites morts toutes les minutes. Mais nos cellules cérébrales ne se renouvellent jamais.
A chaque division la cellule se dédouble, et il faut bien qu’alors soient recopiés les rois milliards de caractères. Une erreur de copie est une mutation. Ces mutations peuvent être utiles car elles sont à la source de l’extraordinaire diversité des êtres : c’est grâce à ces variations que les organismes vivants survivent aux modifications du milieu.


haut de page

Il est temps de  considérer le cerveau humain. Je ne peux vous en livrer qu’un aperçu abrégé que je développerai au cours de la discussion, si vous le souhaitez.
Notre cerveau pèse moins de deux kilos. Il renferme cent milliards de cellules nerveuses selon les dernières évaluations ; ce nombre est du même ordre que celui des étoiles de notre galaxie, la voie lactée.
Ces cellules ou neurones ont été longtemps considérées comme formant un réseau continu, chacune semblant fusionnée par ses prolongements avec ses voisines sans que l’on puisse distinguer une frontière entre deux entités. Le savant espagnol Ramon Y Cajal a découvert qu’elles forment des unités distinctes qu’il a comparées à « des papillons mystérieux de l’âme dont les battements d’ailes pourraient – qui sait – clarifier  un jour le secret de la vie mentale. Il s’agit évidemment d’une image, mais elle est belle.
Les cellules cérébrales entretiennent elles des myriades d’interrelations. La zone des contacts porte le nom de synapses.
Le nombre total des synapses est d’un million de milliards pour Jean-Pierre Changeux, de dix mille millions de milliards pour d’autres. Pour compter un seul million de milliards, il faudrait, au rythme d’une synapse par seconde, trente-deux millions d’années. Si l’on essaie de comprendre comment les gènes peuvent contrôler l’établissement de chacune des dix mille millions de milliards d’interrelations, on se heurte à une impossibilité absolue. Mais l’explication est désormais trouvée : l’épigenèse. Le cerveau achève de se construire lui-même en échappant aux chromosomes. Au moment de la mise en place des structures cérébrales, les neurones se déplacent, poussent des pointes de croissance, établissent des liens avec d’autres neurones, disparaissent lors de remaniements, constituent enfin un réseau conformément à un plan général d’organisation avec une infinité de variantes. En sorte que dans le détail les cerveaux humains sont tous différents. Ce prodigieux cerveau est considéré comme l’objet matériel le plus complexe de l’univers. Sur les cent milliards de cellules nerveuses qui habitent notre boîte crânienne, combien sont en relation avec le monde extérieur ? Seulement 0,02 % pour recevoir tous les échos du monde et agir sur lui. Tout le reste, soit 99,98 % représente les circuits intermédiaires qui transmettent, stockent et traitent les informations. Cette considération laisse pressentir je ne sais quelle primauté du cerveau humain par rapport au monde extérieur lui-même. « Maître Cerveau sur un Homme perché », écrivait Paul Valéry.

Les informations captées par les organes des sens cheminent sous la forme d’impulsions électriques, les influx nerveux. Elles courent de cellule en cellule jusqu’à atteindre les zonez de l’écorce cérébrale où elles achèvent d’être traitées. C’est la perception.

 

À la fin d’une longue vie consacrée à la physiologie du système nerveux, Sherrington, en 1950, déclarait : « Aristote, il y a deux mille ans, se demandait comment l’esprit est lié au corps, nous nous posons toujours cette question. »  Pascal a écrit :  « L’homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c’est que le corps et encore moins ce que c’est que l’esprit, et, moins qu’aucune chose, comment un corps peut être uni avec un esprit. C’est là le comble de ses difficultés, et cependant c’est son propre être. » Impuissance actuelle de la science, impuissance peut-être provisoire de l’esprit à se saisir lui-même. Déception sans doute, mais aussi admiration car l’état d’âme du neurophysiologiste qui interroge les mécanismes du système nerveux central et de l’esprit est bien l’admiration. Celle-ci ne peut pas ne pas conduire à une immense interrogation sur le mystère des causes premières et des fins dernières.

 

Einstein s’interroge : « Le plus incompréhensible est que le cosmos me soit compréhensible. » Certes, Einstein sait bien qu’il net qu’une bulle à la surface du néant, qu’une poussière dans l’immensité.
Armée de l’intelligence, cette poussière arrache à l’univers, sphinx jusqu’ici muet, quelques-uns de ses gigantesques secrets. Elle découvre quelques mécanismes, jusqu’ici impénétrables, de la création. Admirable exploit ! Mais à la fierté succède l’inquiétude. Car cette poussière acquiert le pouvoir d’agir sur la vie, d’en modifier les formes et de changer l’homme, elle constate la précarité de la biosphère, le caractère unique du jardin de la Terre, l’épuisement prévisible des ressources non renouvelables, l’érosion des gènes : dans les trente prochaines années, 20 % des espèces actuellement vivantes auront disparu à jamais, plus qu’au cours des derniers soixante millions d’années.

L’homme observe encore que son environnement peut être périlleux : émergence de nouveaux virus comme bientôt d’autres agents pathogènes – je pense aux prions – modifications potentiellement de même dimension que les cataclysmes géologiques : perforation de la couche d’ozone, déforestation, réchauffement de la Terre.

L’humanité sait que son expansion connaîtra ses limites, à moins que le rêve grandiose d’essaimer dans l’espace – ou plus modeste, d’étendre à la surface des mers de nouveaux habitats – ne devienne réalité.
Or, c’est le plus souvent l’activité humaine, activité libre, qui place notre espèce dans ces situations. Mais quel usage est-il fait de la liberté, si elle n’est pas éclairée par le sentiment de responsabilité ? A cause du surgissement de la liberté, « l’apparition de l’homme est un événement cosmique » selon la formule de Jean Piveteau. Événement heureux si cet homme par nécessité devient un animal moral.


haut de page

Au-delà de l’ivresse scientifique et technique, l’accélération de l’histoire propose à notre génération une tâche grandiose. Dépasser « les enchantements faciles et limités de l’Olympe des Hellènes », le dolorisme qui donne la première place à la douleur humaine et  « substitue au Zeus de Phidias l’homme de douleur de Mathias Grünwald » (René Huygue). Accéder à une vision qui intègre le respect de la vie et l’acceptation de la mort, la joie et la douleur, le succès et l’échec, le passé et l’avenir, la connaissance et l’amour, l’esprit d’entreprise et l’esprit de perfection, la contemplation et l’action, l’éphémère et l’éternel, la parcelle et le tout, l’atome et l’univers, le zéro et l’infini.

L’homme est grand dans la révolte lorsqu’il se dresse de sa haute stature face à l’indifférence de l’univers minéral. Alors il rassemble toutes les raisons qui font sa grandeur : car l’homme est esprit, l’homme est foi, amour, dynamisme, enthousiasme ; le silence sidéral retentit de ses imprécations contre l’anagké des Grecs, la fatalité qu’en toute évidence il refuse de considérer comme inexorable. À la démesure des forces qui l’écrasent, au déroulement implacable du temps qui broie et annihile, il oppose la folie d’une espérance contre toute espérance.

Et le voici qui par la science s’arrache à son destin. Il déplace les limites, il est Prométhée, avant d’être foudroyé. Jamais les forces de mort n’ont été aussi menaçantes. Pour certains imprécateurs de notre époque, jamais la société n’a tant dépouillé l’homme de l’humain, jamais elle n’a tant consumé dans le brasier des illusions perdues les rêves d’accomplissement.

En dépit des pleureurs, jamais non plus les chances n’ont été aussi grandes. L’homme précaire, l’homme aliéné, l’homme humilié, voici qu’il prend en main son destin pour le dominer, conjurer le malheur, forcer les voies d’une histoire neuve. Mais il ne s’agit encore que d’une histoire temporelle. L’inquiétude métaphysique habitera toujours l’âme des hommes pèlerins dans leur quête d’éternité.

 

Je suis biologiste. Le biologiste chaque jour a rendez-vous dans son laboratoire avec la vie ; il est habité par la passion de connaître. Jamais il n’est déçu lorsque, sous son regard, de nouveaux aspects de la création s’illuminent. Toujours, à l’instant très rare du tressaillement de la découverte, il est ébloui par la splendeur de l’ordre, la majesté des lois de l’univers et du monde vivant. Ébloui puis saisi de respect. Après une telle vision, la volonté s’aiguise de ne pas laisser l’homme saccager et détruire la vie dont est désormais comptable.
Un programme de salut est nécessaire. Il doit proclamer la valeur de la vie, faire servir la science à des œuvres de vie, sensibiliser davantage l’ensemble des hommes et des gouvernements à leurs responsabilités envers la vie et d’abord la vie humaine.


haut de page

Le 8 septembre 1960 à Paris, j’ai proposé aux hommes de science de s’unir avec les hommes du plus haut niveau de conscience et d’édifier une institution qui aurait valeur de symbole. Il faut que les hommes sachent qu’il existe quelque part sur la Terre un lieu de réflexion de l’humanité sur elle-même, sur son passé, son avenir et ses responsabilités envers la vie. Ainsi est né l’Institut de la Vie.
L’organisation est apolitique. Elle s’interdit d’intervenir dans les affaires intérieures des pays. Sa philosophie est positive, consciente des valeurs essentielles, soucieuse d’éthique, respectueuse de la vie, au service de tout l’homme et de tous les hommes.
L’Institut de la Vie a choisi pour inspirer son action la science, la vie, l’espoir, trois idées-forces qui justifient le retentissement de l’institution dans le monde.
Trois mille cinq cents hommes et femmes de pensée de quatre-vingt-dix pays dont soixante-huit Prix Nobel, et des membres illustres de grandes Académies des Sciences du monde ont réalisé, en plus d’un tiers de siècle, l’œuvre de l’Institut de la Vie.
Et sans cesse l’institution explore de nouveaux champs d’action : prévention des anomalies congénitales et des retards mentaux, protection du patrimoine génétique contre les agents chimiques mutagènes et cancérigènes de l’environnement afin que l’homme reste l’homme, réchauffement de la Terre, lutte contre les maladies parasitaires qui frappent des 80 % des habitants du tiers-monde, SIDA, biologie tropicale, préservation de la diversité des espèces, amélioration de l’habitat, maîtrise de la croissance, conséquences pour l’homme et la société de l’innovation scientifique et technique, le troisième âge, défi pour la science et la politique sociale, les besoins et ressources de l’humanité (économie, énergie, pollution, ressources minérales, modélisation globale), le problème des fins.
À cause :

  • de l’expérience acquise,
  • de sa représentativité scientifique,
  • de la solidité de ses structures,
  • de sa sécurité doctrinale,
  • de la rigueur de sa méthode,

l’Institut de la Vie a acquis un grand prestige dans la communauté scientifique et une confiance diplomatique universelle. Il a été reconnu par les Nations Unies comme organisation non gouvernementale.

L’Institut de la Vie développe avec succès deux grandes initiatives :

  • La première est celle d’un Centre mondial sur la préservation des gènes, unique trésor du monde vivant. Dans ce Centre équipé de superordinateurs dont nous disposons déjà seront d’abord stockées toutes les données des vingt-cinq mille plantes utiles à l’homme. Nous stockerons ensuite les informations sur les deux cent cinquante mille plantes actuellement connues. Le règne végétal compterait deux millions cinq cent mille espèces dont l’immense majorité n’a pas été inventoriée. Elle le sera un jour. Enfin, de proche en proche, le programme s’étendra au règne animal. C’est l’ensemble des êtres vivants d’une prodigieuse profusion  et d’une extrême diversité qui sera ainsi identifié, décrit, et mis en ordinateurs dans le courant du siècle prochain.
  • La seconde initiative est la création d’un Centre mondial sur la destinée humaine pour mobiliser les  forces de l’esprit, les ressources de la conscience et donner une voix à la vie qui veut vivre. Dans ce haut lieu seront identifiés, débattus quelques dilemmes majeurs à la lumière des plus belles intelligences de la Terre, ouvertes à tous les horizons.

Nous voulons démontrer que la confrontation multidisciplinaire de grands esprits peut éclairer les humains sur leur place dans l’univers, le sens de leur propre existence, leur responsabilité envers la vie dans sa richesse, sa splendeur et sa diversité et leur responsabilité envers eux-mêmes et leur descendance. Une telle confrontation peut ouvrir les voies de l’avenir.

Les incessantes découvertes de la science bouleversent notre vision du monde. Par leurs applications, elles entraînent une prodigieuse accélération de l’histoire ; elles modifient radicalement notre propre condition, elles font grandir les chances et les périls et suscitent de graves problèmes de responsabilité. Le temps de l’âge adulte commence.

Oser aborder un sujet aussi fondamental que celui de la destinée humaine est d’une extrême ambition. Et pourtant tout homme, à certains moments de son parcours, dans son dialogue avec lui-même, avec la société et avec l’univers se pose des interrogations majeures. Dès la naissance, il porte un regard sur le monde étrange où il est projeté. La lumière du soleil, les ténèbres de la nuit, mais aussi la chaleur de l’amour d’une mère, l’enveloppent.
Il fait peu à peu l’apprentissage de lui-même, de l’humanité, du règne vivant, de la Terre et du cosmos. Il découvre le déroulement du temps, les joies, les ravissements, les amours, les victoires, les désenchantements, les chagrins et les peines. Il  participe au grand mouvement de la vie qui mystérieusement se poursuit, nous l’avons vu, depuis quarante millions de siècles.
Destin marqué aussi par la perspective du terme. De toutes les espèces vivantes, l’homme est sans doute le seul à être clairement conscient qu’il est mortel.

Mais notre périple est aussi fait de lumière et d’espérance.
Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous, quel est le sens de notre existence, quelles sont les valeurs de base que nous devons sauvegarder si nous voulons que l’humanité ait un avenir ? Comment répondre à chaque instant à tout défi chaque jour nouveau qui confronte l’humanité ? Organe d’intégration au niveau de l’espèce tout entière, le Centre ne négligera rien des richesses du passé. Il scrutera les potentialités du futur et les confrontera aux exigences et aux aspirations permanentes de l’homme dans toutes ses dimensions. Il analysera avec la  rigueur de la science la situation de la vie sur la Terre, s’interrogera sur la maîtrise du changement, la gestion du complexe et de l’imprévisible et sur une stratégie de la vie.  Il engagera une réflexion sur la condition humaine, les raisons de vivre et le sens de la vie.
« Le vent se lève, il faut tenter de vivre. » (Paul Valéry)

Cathédrale de l’esprit, le Centre mondial de l’Institut de la Vie sur la destinée humaine pourrait aider à éclairer les décisions stratégiques de l’humanité et donner une voix à la volonté de vivre et à l’espérance.
En répondant à ces deux défis : préservation de la biodiversité et réflexion sur notre aventure terrestre, nous saluerions notre entrée dans le troisième millénaire par la manifestation de notre intérêt attentif et reconnaissant pour l’ensemble des êtres vivants et par une interrogation émue, confiante et grave sur la destinée humaine.

 

Dans le tumulte de notre fin de millénaire, chacun perçoit l’attente d’une nouvelle renaissance, de l’avènement d’un temps où seraient reconnues la valeur de la vie et la grandeur de l’homme, l’homme dans l’exercice plénier de sa liberté responsable.

L’Institut de la Vie n’est pas seulement l’Institut de la cellule, il est l’Institut des raisons de vivre.
Il invite à la prise de conscience de la valeur et de la beauté de la vie.
Chaque homme détient une parcelle de l’espérance de vie, une frêle étincelle. Toutes ces étincelles peuvent être rassemblées en un immense brasier.

L’Institut de la Vie n’est pas seulement une organisation de recherche et d’action qui se veut réaliste, vouée à des œuvres concrètes, utiles, efficaces. Il est un chant, le chant de l’homme qui lance aux étoiles l’interrogation sur le sens de sa vie, qui projette son espérance vers un avenir plus riche de justice, de fraternité, d’amour. Il est l’affirmation de l’être humain dans la grandeur de son intelligence, de sa liberté, de l’autonomie de sa volonté. Il est le chant du monde, dans la majesté de ses lois, au-delà de l’antique chaos, dans son harmonie, au-delà des dissonances, dans sa durée en dépit des traverses de l’histoire.

Nous aussi nous sommes « les enfants du siècle », mais de quel siècle ! Un siècle dominé par le pouvoir que les hommes, encore dans leur préhistoire, se donnent à eux-mêmes par la science et qui doivent par nécessité éduquer leur liberté, maîtriser leurs passions, se ressourcer aux sagesses éternelles, et s’en inspirer pour forger une sagesse renouvelée. Devant des situations qu’ils n’ont jamais connues, ils doivent se confronter à d’immenses défis non pas les mains nues comme des voyageurs sans bagages mais enrichis de toutes les richesses du monde, armés de touts ses sagesses, nourris de toutes ses expériences, chargés de toutes ses attentes, comme des adultes enfin, déterminés à accomplir l’humanité de l’homme.

Poussière perdue dans l’océan de la matière, du temps et de l’espace, accrochée au flanc d’une planète éphémère, dans le poudroiement de l’immense cosmos, mais poussière vivante, pensante, agissante, souffrante, aimante et qui espère, voilà l’homme dernier né de la vie, étincelle d’esprit, créature d’amour, parcelle de connaissance, douleur et joie, « supplicié qui brûle et fait des signes sûrs son bûcher », selon l’image d’Antonin Artaud, venant on ne sait d’où, allant on ne sait où, tragique ou burlesque, pathétique ou dérisoire, mais d’une dimension incommensurable à l’immense, d’un esprit plus lumineux que mille soleils, d’un cœur plus riche que toutes les richesses de l’univers, d’un amour plus grand que l’élan de la vie.

Nous, hommes du XXème siècle, nous refusons la vue pessimiste qui considère toute civilisation comme mortelle. Nous voulons donner une voix à l’irrépressible espoir. Nous avons forgé de grandes civilisations. Leurs triomphes partiels redoublent en nous l’impatience de l’inaccompli. Leurs nouveaux accomplissements doivent plus encore donner droit à la revendication passionnée de la vie qui veut vivre et s’épanouir. Nous affirmons notre attachement à la vie humaine. Cette affirmation est indissociable des plus hautes valeurs qui lui donnent une raison d’être et un sens.

Il y a l’humaine condition et c’est la même misère et c’est la même grandeur, il y a l’angoisse et c’est le même naufrage, il y a l’échec et c’est la même tristesse, il y a le mal et c’est le même abîme, il y a la mort et c’est le même vertige. Mais il y a la vie et c’est le même éblouissement, il y a l’avenir et c’est la même chance et c’est le même péril, il y a l’intelligence et c’est la même clarté, il y a la liberté et c’est le même combat, il y a l’espérance et c’est la même attente, il y a l’amour et c’est le même accomplissement.

Écoutez la plainte de la vie qui veut vivre.
Entendez l’appel des millénaires à venir.
Soyez attentifs à la germination d’un monde nouveau : bientôt les bourgeons vont éclore.
Notre patrie n’est pas seulement nationale et terrestre. Elle est humaine. Elle est la vie.

Au nom de tous les hommes de la Terre qui ont en commun le vouloir vivre, en notre nom propre, au nom de la « tendresse humaine », nous célébrons la vie, nous la proposons comme enjeu majeur aujourd’hui et pour les millions de siècles à venir.

Maurice MAROIS
Conférence devant l’association des Universitaires de Belgique en France, 26 mai 1998.

 


haut de page